Corruption dans le secteur foncier: Les leçons tirées du traitement judiciaire des conflits

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Des conflits nés d’infractions diverses Il ressort de l’exploitation des décisions de justice en notre possession qu’à tous les niveaux de l’organisation judiciaire du Sénégal (juridictions du premier degré, Cours d’Appel, Cour Suprême) les litiges fonciers occupent les prétoires. (Voir les détails en annexe). Au niveau du tribunal de Grande Instance Hors classe de Dakar, des Tribunaux de Grande Instance de Thiès et de Mbour et des Cours d’Appel, l’escroquerie, le faux et usage de faux dans des documents administratifs, l’occupation illégale du terrain d’autrui constituent les principales incriminations.

Le faux et usage de faux dans des documents administratifs

L’article 137 du Code pénal punit d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 20.000 à 500.000 francs, quiconque aura contrefait, falsifié ou altéré…des documents délivrés par les administrations publiques en vue de constater un droit, une identité ou une qualité, ou d’accorder une autorisation. Les mêmes peines seront appliquées à celui qui aura fait usage de ces documents. Dans le litige ayant opposé Balla SAMB et consorts à Lamine Kourouma DIOP et El Hadji Malamine Bara DIONGUE, le Tribunal de grande instance hors classe de Dakar devait se prononcer sur les incriminations suivantes : escroquerie, faux et usage de faux dans un document administratif, association de malfaiteurs et contrefaçon de sceau de l’État. Les prévenus Lamine DIOP et El Hadji Malamine Bara DIONGUE avaient confectionné le cachet de la Mairie de Sébikotane et celui du Préfet de Rufisque et se sont livrés à la vente de faux 41 actes d’attribution de parcelles en imitant la signature du Préfet et celui du Maire de Sébikotane. La victime Balla SAMB a découvert que les actes de cessions qui lui avaient été remis étaient des faux. Il avait acquis deux parcelles d’une superficie totale de huit mille quatre cent (8400) m2. Le Ministère public a requis une peine d’emprisonnement de trois ans ferme contre Lamine Kourouma et une peine de six mois contre El Hadji Malamine Bara DIONGUE. Le tribunal a relaxé El hadj Malamine DIONGUE et a condamné Lamine Kourouma à une peine d’emprisonnement de six mois ferme.

L’escroquerie en matière foncière

Aux termes de l’article 379 alinéa 1er du code pénal, quiconque, soit en faisant usage de faux noms ou de fausses qualités ,soit en employant des manœuvres frauduleuses quelconques, se sera fait remettre ou délivrer, ou aura tenté de se faire remettre ou délivrer des fonds des meubles ou des obligations, dispositions, billets, promesses, quittances ou décharges, et aura, par un de ces moyens, escroqué ou tenté d’escroquer la totalité ou partie de la fortune d’autrui, sera puni d’un emprisonnement d’un an au moins et de cinq ans au plus, et d’une amende de 100.000 à 1.000.000 francs.

Le Jugement n°92 du 14.10.2019 du tribunal de grande instance de Mbour à propos de l’affaire Cheikh Ndiaye contre Khadidiatou KANE a permis au juge de constater le cumul entre des faits qualifiés de faux et usage de faux dans un document administratif et d’escroquerie. Il a requalifié les faits de faux et usage de faux dans un document administratif en faux et usage de faux en écriture privée. Dans cette affaire, la dame Khadidiatou KANE avait été accusée d’avoir usé d’une fausse qualité de propriétaire pour initier une procédure d’expulsion de Cheikh NDIAYE, attributaire, depuis le 13 mars 2016, de la parcelle n°92 sise à Saly Tapée où il a édifié des constructions et où il habite avec son ex deuxième épouse Khadidiatou KANE et leurs deux enfants. Dans le conflit ayant opposé Amadou Moustapha Gueye et Mame Mor Dia, le premier nommé a soutenu avoir acquis auprès du second nommé la parcelle n°33 du plan de lotissement de liberté moyennant la somme de 3 500 000 F entièrement versée entre ses mains ; que celui-ci qui devait s’occuper des formalités relatives à la mutation lui a remis un acte administratif et 42 un duplicata tous en son nom et qui présentaient à tout point de vue les caractéristiques d’actes originaux, mais qui à l’enquête se sont révélés être de simples copies établies en couleur.

Le juge, dans sa décision du 5 août 2019, s’est fondé sur le fait que pour convaincre Amadou Moustapha Gueye à acquérir la parcelle n°33 du plan de lotissement de liberté et le déterminer ainsi à libérer entre ses mains le montant fixé au titre du prix, Mame Mor Dia s’est faussement prévalu de la qualité de propriétaire ; que pour donner force et crédit à son mensonge il a d’une part mis à sa disposition des actes en son nom, les photocopier en couleur pour leur donner un semblant d’originalité… Il a condamné Mame Mor Dia à six (06) mois d’emprisonnement ferme.

L’occupation d’un terrain appartenant à autrui

L’article 423 du code pénal, punit d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende qui ne saurait être inférieure à 50.000 francs toute personne qui aura occupé sans titre un terrain, objet d’un titre foncier, un terrain du domaine de l’État. Pour le domaine national, sera puni des mêmes peines, non seulement quiconque aura occupé sans droit une terre en faisant partie mais aussi celui qui aura conclu ou tenté de conclure une convention ayant pour objet une telle terre. Dans l’affaire qui opposa Abdou GUEYE à Pape Mamadou DIAKHATE, le tribunal de grande instance de Thiès devait se prononcer sur un litige ayant pour fondement, une occupation illégale de terrain appartenant à autrui.

Abdou GUEYE qui avait bénéficié courant 2001 d’une attribution de parcelle de la part du conseil rural de DIASS dans le cadre du morcellement d’une partie des terrains du village de Ndayane constata l’existence d’un dossier établi par le nouveau président de la délégation spéciale de la communauté rurale de Diass le 14 Avril 2002, fondement de la revendication de la propriété du terrain par le sieur Pape Mamadou DIAKHATE.

Le tribunal, pour condamner ce dernier pour occupation irrégulière, s’est limité à la matérialité de l’occupation de la parcelle litigieuse par ce dernier qui n’a pu présenter un titre d’attribution valide (la décision de la Délégation spéciale étant irrégulière). Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de trois mois assortis du sursis. Toujours au Tribunal de grande instance de Thiès, Abdou Aziz GUEYE et Mbacké DEME ont fait face au juge pour la même infraction d’occupation illégale de terrain appartenant à autrui.

Le premier nommé Abdou Aziz GUEYE a déclaré être attributaire de deux parcelles de terrain dans la zone de Keur Ndioba que le Conseil rural de Chérif LO lui a attribué, le 30 Octobre 2008. Il constata, le 22 Août 2015, que son terrain était occupé par Mbacké DEME qui y édifiait des constructions. Ce dernier interrogé, déclara être sur sa parcelle que le même conseil rural de Chérif LO lui avait affectée en septembre 2001.

Là aussi, le juge s’est fondé sur la matérialité de l’occupation de la parcelle par Mbacké DEME et l’a condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis. C’est dire que le phénomène d’occupation illégale de terrain appartenant à autrui résulte parfois de dysfonctionnements au niveau des organes chargés d’affecter et de désaffecter les terres. Ces dysfonctionnements peuvent avoir été créés involontairement quand on procède à une réaffectation d’un terrain sans une désaffectation. Il peut en être ainsi parce qu’on ignore la législation qui prévoit la mise en demeure. Ils peuvent également avoir été créés volontairement et l’intention de frauder est alors manifeste.

La Cour Suprême est saisie en matière foncière à travers ses chambres criminelle, civile• et commerciale mais aussi et surtout à travers sa chambre administrative. La Chambre administrative est généralement saisie pour contestation d’actes de désaffectation par le biais du recours pour excès de pouvoir36. Ce recours est consacré par la loi organique n°2017-09 du 17 janvier 2017 abrogeant et remplaçant la loi organique n° 2008-35 du 08 août 2008 sur la Cour suprême37 . La désaffectation est l’acte contraire de l’affectation. Elle consiste pour le Conseil de la collectivité territoriale à reprendre la parcelle qu’il avait affectée.

Il y a une nécessité d’une déconcentration du contentieux de l’excès de pouvoir au niveau régional au moins parce que l’on note un éloignement du juge compétent en la matière par rapport aux justiciables, surtout du monde rural. L’unique juge compétent pour se prononcer sur la légalité des actes administratifs d’affectation ou de désaffectation, de déclassement ou d’expropriation se trouve à Dakar : c’est la Cour suprême, juge en premier et dernier ressort de l’excès de pouvoir des autorités exécutives à travers sa chambre administrative. C’est dire que les litiges ayant trait à ces actes passent rarement devant le juge compétent comparés aux litiges pour lesquels le tribunal d’instance ou de grande instance, plus proche des justiciables, est compétent.

C’est un recours contentieux par lequel tout intéressé peut demander au juge compétent d’annuler un acte administratif pour violation de la légalité. 38 Aux termes de l’article 9 du décret n°72-1288 modifié, la désaffectation totale ou partielle peut être prononcée à tout moment, dans les cas suivants : 1. à la demande de l’affectataire 2. d’office, si un an après une mise en demeure restée sans effet, il est constaté par le président du conseil rural un mauvais entretien manifeste des terres de l’affectataire au moment des travaux saisonniers habituels, une insuffisance de la mise en valeur ou une inobservation répétée et grave des règles fixées en matière d’utilisation des terres ; 3. d’office si l’affectataire cesse d’exploiter personnellement ou avec l’aide de sa famille. 4. Si le conseil rural estime que l’intérêt général de la collectivité exige que les terres intéressées reçoivent une autre une autre affectation.

Dans ce domaine, le juge rappelle toujours l’obligation pour les collectivités territoriales, de respecter les dispositions de l’article 15 de la LDN aux termes desquelles, les personnes occupant et exploitant personnellement des terres dépendant du domaine national à la date d’entrée en vigueur de la présente loi continueront à les occuper et à les exploiter. C’est dire que le législateur de 1964 n’a pas procédé à une nationalisation.

Les occupants qui ont mis en valeur restent en place. La désaffectation de leur terre ne peut intervenir que dans le respect de la loi parce qu’il y a insuffisance de la mise en valeur, parce que l’intéressé cesse d’exploiter personnellement ou parce qu’elle est fondée sur des motifs d’intérêt général. L’affaire ayant opposé Djiby BA et autres au Groupement d’Intérêt Économique (G.I.E.) Ndieuck Ndiaye est née du fait que la Communauté rurale de Ndiagne a méconnu cette disposition en attribuant sans désaffectation préalable des terres au GIE Ndieuck Ndiaye. L’affaire était aggravée par le fait que les terres attribuées au GIE Ndieuck Ndiaye englobaient, de l’avis du juge dans son arrêt du 25 février 2015, des villages entiers, des parcours de bétail et des champs d’hivernage.

Il a annulé la délibération du Conseil rural. C’est pour les mêmes considérations que la Cour suprême a annulé la délibération du 11 octobre 2014 du Conseil municipal de Sandiara, portant désaffectation de terres du domaine national sises au village de Sandiara d’une superficie de quarante-neuf hectares quarante ares (49ha 40a) pour servir de zone industrielle. Le Conseil municipal de Sandiara avait prononcé la désaffectation du terrain qui avait été attribué par acte du 31 mars 1998 au Groupement des Maraîchers de Sandiara.

Pour le juge, la désaffectation totale ou partielle des terres du domaine national comprises dans les communautés rurales peut être prononcée à tout moment, d’office, si, un an après une mise en demeure restée sans effet, il est constaté par le Président du Conseil rural un mauvais entretien manifeste des terres de l’affectataire au moment des travaux saisonniers habituels, une insuffisance de la mise en valeur ou une inobservation répétée et grave des règles fixées en matière d’utilisation des terres. Or, estime le juge, il ressort du procès-verbal de transport sur les lieux du 27 juillet 2018 que, d’une part, les terres litigieuses sont occupées et mises en valeur par les membres du GIE et d’autre part, il n’y a pas eu une mise en demeure préalable. On observe beaucoup d’autres conflits découlant de la complicité d’autorités administratives : Attributions sur la base de documents falsifiés, absence de rigueur dans la délivrance du certificat de conformité d’un lotissement ou d’une construction, attribution de terres des zones 45 classées, délibération portant attribution de terrain sans respect des procédures (approbation par l’Autorité administrative), satisfaction d’une demande d’autorisation de lotir dont les documents sont incomplets… Même l’implication du notaire ne garantit pas toujours l’absence de conflits.

Dans l’affaire ayant opposé Oumar Kébé à Abdoulaye Dièye, la Chambre civile et commerciale de la CS, dans son arrêt du 17 mars 2021, rappelle les dispositions de l’article 381 du COCC suivant lesquelles, l’acquisition du droit réel résulte de la mention au titre foncier du nom du nouveau titulaire du droit ; que celui-ci acquiert de ce fait sur l’immeuble un droit définitif et inattaquable dont l’étendue est déterminée juridiquement et matériellement par les énonciations du titre foncier.

Pour le juge, la simple implication d’un notaire ne suffit pas à rendre inattaquable les opérations effectuées. Dans cette affaire, il avait été demandé à la Cour suprême de casser un arrêt de la Cour d’appel de Dakar en date du 23 mai 2019. Un Notaire est intervenu pour dresser une procuration, le 30 octobre 2006, par laquelle les indivisaires Mané, Allé et Sonda Fall ont donné mandat à M. Thiombane aux fins de vendre l’immeuble objet du titre foncier n°11058/DP. Le même Notaire a établi un acte, le 13 février 2012 par lequel M. Thiombane a cédé ses pouvoirs à M. DIOP. D’autres notaires sont intervenus par acte reçu le 25 juillet 2012 pour signifier à M. Thiombane et au premier Notaire la révocation du mandat établi. En dépit de cette révocation, cession a été faite au profit de la société Cabinet Massamba SECK (SCMS) d’un ensemble immobilier de 122 parcelles dont le lot n°142, lequel a vendu ledit lot à M. DIEYE.

La CS a considéré qu’à cause de cette révocation, M. Thiombane n’avait plus de pouvoirs pour accomplir des actes juridiques au nom et pour le compte des indivisaires ou de se faire substituer par un autre mandataire. Elle a cassé, annulé la décision du 23 mai 2019 rendue par la Cour d’Appel de Dakar, renvoyé la cause et les parties devant la Cour d’Appel de Thiès. C’est dire que l’implication d’un notaire n’est pas forcément signe de légalité d’une opération de vente en matière foncière.

Consortium pour la Recherche Économique et Social (CRES)

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