Ce n’est parce qu’on est arrivé au pouvoir de manière démocratique qu’on est pas un révolutionnaire. Ce n’est pas parce qu’on est arrivé au pouvoir par d’autres moyens qu’on est plus révolutionnaire que d’autres et vis et versa. Des gens qui arrive au pouvoir par les armes ont été adulés parce qu’ils ont fait des résultats. Des gens sont arrivés par les urnes, ils ont été renversés parce qu’ils n’ont pas fait de résultats. Le plus important c’est notre rapport avec nos peuples. Notre capacité à nous mettre au service de notre peuple et de l’Afrique » (sic)
(Ouagadougou, 19 mai 2025)
En une seule déclaration, dans une interview accordée à la RTB, le Premier ministre sénégalais a brouillé la frontière entre légitimité démocratique et prise de pouvoir militaire. Entre suffrage populaire et conquête armée. Entre démocratie et autoritarisme.
Ce brouillage n’est pas fortuit. Il révèle une vision confuse, populiste et dangereusement relativiste.
Il traduit une tendance à justifier le pouvoir non par sa source mais par ses effets supposés.
Ce qui se présente comme une rupture idéologique n’est bien souvent qu’une inculture démocratique habillée de slogans.
Ce n’est pas la première fois que le Premier ministre laisse filtrer cette vision.
Le jeudi 27 février 2025, lors d’une rencontre tripartite entre gouvernement, patronat et syndicats, le Premier ministre avait déjà semé le doute :
« Les pays qui ont décollé ces dernières années sont les pays où les libertés ont été réduites, pour ne pas dire complètement annulées. »
Sans les nommer, il faisait clairement allusion aux pays asiatiques, souvent présentés comme modèles de développement autoritaire notamment la Chine, le Vietnam ou encore Singapour.
Cependant, cette analyse est à la fois simpliste et erronée car plusieurs pays asiatiques ont réussi dans des cadres démocratiques (Corée du Sud, Japon, Inde…).
Le développement ne justifie pas la confiscation des libertés.
La croissance chinoise elle-même ralentit, minée par un étouffement des libertés, des censures intellectuelles et une bulle technocratique déconnectée.
Faire l’apologie du développement sans liberté, c’est déshumaniser le progrès.
C’est croire que les chiffres suffisent même quand les peuples suffoquent.
Et voici qu’à Ouagadougou, le Premier ministre relativise ouvertement l’accession au pouvoir par les armes, évoquant des « chefs militaires adulés pour leurs résultats ».
Mais de quelle adulation parle-t-il ? De quelques milliers de manifestants galvanisés, souvent encadrés, dans un pays de plus de 22 millions d’habitants ?
Même les chiffres les plus généreux évoquent des foules de 10 000 à 30 000 personnes à Ouagadougou, soit moins de 0,15 % de la population.
Un peuple, ce ne sont pas des slogans dans la rue. C’est une souveraineté silencieuse, parfois résignée, souvent fracturée, toujours majoritaire.
Une foule visible ne remplace pas une urne confisquée.
Nous portons un profond respect aux peuples du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Leur souffrance est réelle, leur quête de souveraineté légitime, leur désir de sécurité compréhensible.
Nous considérons que respecter un peuple, c’est aussi écouter ses silences.
Faut-il rappeler que dans les pays sahéliens aujourd’hui sous régime militaire, les partis politiques sont dissous, les manifestations interdites, les médias critiques suspendus, des journalistes exilés, des activistes arrêtés, le président Bazoum séquestré au Niger sans procès depuis un an.
Le silence imposé n’est pas une approbation, c’est une preuve de domination.
Lutter contre l’insécurité n’exige pas de suspendre la démocratie.
Dans toute démocratie fonctionnelle, le président élu est le chef suprême des armées. Il dispose de la légitimité et des outils pour affronter les défis sécuritaires sans confisquer la parole du peuple.
Évidemment, il y a des chefs d’État élus qui ont déçu. Il y a également des démocraties imparfaites, lentes, vulnérables mais la démocratie a un mérite inaliénable, celui de permettre au peuple de corriger ses erreurs par les urnes non par les armes.
C’est ce droit de correction qui distingue le pouvoir imposé du pouvoir consenti. Un président élu peut être battu, contesté, remplacé. Un chef militaire, lui, ne rend de compte qu’à sa propre volonté ou à celle de ses armes.
Un Premier ministre qui confond autant, expose un pays entier à la dérive.
Et cela, nous devons le dire. Et le surveiller.
Thierno Bocoum
Président AGIR