Dans une vidéo virale postée sur TikTok, le sieur « Azoura Fall » crache son venin sur l’ancien président Macky Sall et ses collaborateurs avec une vulgarité crue et des propos abjects. Le Sénégal découvre – ou plutôt redécouvre – cette vieille méthode des insulteurs publics. Le pays s’indigne. L’affaire secoue l’opinion. Mais ce théâtre n’a rien d’inédit. Il révèle surtout une réalité cruelle : l’insulte est désormais installée dans l’espace politique sénégalais comme un outil stratégique, presque institutionnalisé.
Cette spirale n’est pas née hier. Depuis plus d’une décennie, notre démocratie s’accommode d’un style politique où les insanités remplacent les idées, où la démagogie vociférante supplante le débat argumenté. Assane Diouf, Yakham Mbaye, Cissé Lo, Souleymane Jules Diop… les exemples s’empilent, tous révélateurs d’une même dynamique : celle d’un champ politique rongé par le bruit, le clash, la violence verbale.
Le 14 avril dernier, face aux députés de l’Assemblée nationale à l’occasion des questions d’actualités au Gouvernement, le Premier ministre Ousmane Sonko a pourtant lancé une mise en garde à peine voilée contre ce qu’il qualifie de « dérives médiatiques orchestrées ». « L’opposition s’est éclipsée pour laisser place à des jeunes qu’elle instrumentalise pour proférer des insultes, porter atteinte à l’honneur et à la dignité des citoyens. Nous ne laisserons plus passer ces dérives », a-t-il martelé, assumant les mesures de fermeté face aux propos diffamatoires : « On dit que je suis derrière les arrestations. Ce n’est pas le cas. Je suis informé comme tout le monde. Mais désormais, à partir d’aujourd’hui, j’assume pleinement. Ceux qui se livrent à des insultes commanditées seront traités comme il se doit. Nous n’allons pas reculer ».
Ironie tragique quand on voit qu’un jeune de son camp surfe sur cette même vague, érigeant l’outrage et l’irrévérence en actes de bravoure politique.
Il y a dans cette situation un écho lointain à Henri Rochefort, journaliste et polémiste français du XIXe siècle, qui assumait l’usage de l’insulte pour dynamiter l’ordre établi. Mais là où Rochefort visait un système figé, l’insulte sénégalaise contemporaine n’attaque plus le pouvoir : elle cherche à le devenir. Elle n’est plus un cri de colère, elle est devenue une stratégie de conquête. Le populisme s’y est engouffré, avec ses outrances, ses abus, ses héros de circonstances qui confondent violence verbale et courage politique.
À force d’avoir toléré, banalisé, voire légitimé l’invective comme expression politique, l’espace politique est devenu aujourd’hui la première cible d’un système qu’il n’a jamais su ou voulu contenir. L’insulte, comme tout boomerang, revient. Et elle frappe d’autant plus fort qu’on l’a jadis applaudie.
C’est pour cela que certains observateurs pensent que ce que nous vivons, ce n’est pas une simple crise de langage. C’est un effondrement symbolique. La stature des figures publiques s’efface dans un tumulte où chacun pense pouvoir exister par le vacarme.
Le respect, jadis exigé, devient une faveur qu’on mendie. Et dans cette jungle verbale, ce ne sont plus les idées qui triomphent, mais les injures les plus retentissantes.
Quand l’espace public devient un ring, ne nous étonnons pas que les plus téméraires, voire les plus grossiers, s’y imposent. Et que les vrais débats, eux, disparaissent dans le fracas.