« La prison doit être l’exception » : Dr Fatou Diop, sociologue, dévoile les réalités des femmes détenues au Sénégal
Dans son ouvrage Une Sociologue au cœur de la détention, Fatou Diop, docteure en sociologie, explore avec finesse les conditions de détention des femmes au Sénégal, leurs défis et les stigmates qui les poursuivent après leur incarcération. À travers une enquête immersive, elle met en lumière les obstacles structurels et sociaux auxquels ces femmes font face, tout en proposant des solutions pour une réinsertion durable. Entretien.
Dans votre livre, vous explorez la détention des femmes au Sénégal. Quelles ont été les principales difficultés rencontrées lors de vos enquêtes dans ces environnements carcéraux souvent fermés et sensibles ?
Mener des enquêtes en prison présente de nombreux défis. Tout d’abord, obtenir une autorisation administrative de la Direction générale de l’administration pénitentiaire (DGAP), indispensable pour accéder à ces lieux, peut s’avérer complexe. Ensuite, il faut distinguer l’accès à la prison de l’accès à la détention elle-même, c’est-à-dire l’espace où vivent et dorment les détenues, qui est encore plus difficile à pénétrer. Une autre difficulté réside dans les normes et le règlement intérieur des prisons sénégalaises. Ces établissements sont des environnements rigides où l’information est contrôlée, voire cloisonnée, et où tout est considéré comme sensible. Obtenir des données sur la prison et la population carcérale relève souvent d’un véritable parcours du combattant, nécessitant des négociations constantes. Enfin, la notion de « temps » constitue un obstacle majeur. Pour réussir une enquête en prison, il faut accepter de « perdre du temps » : les informations ne sont pas immédiatement accessibles, et il faut faire preuve de patience pour gagner la confiance des acteurs du milieu, qu’il s’agisse des détenues ou du personnel pénitentiaire.
Vous parlez de « ficelles » pour mener des enquêtes. Quelles stratégies ou approches spécifiques avez-vous développées pour gagner la confiance des femmes détenues et obtenir des témoignages authentiques sur leur vécu ?
Gagner la confiance des femmes détenues a nécessité du temps et une présence prolongée à leurs côtés, marquée par des allers-retours réguliers. La recherche sociologique offre plusieurs outils pour faciliter l’immersion dans un milieu aussi spécifique que la prison. Dans mon cas, j’ai utilisé la technique de l’observation participante, que j’appelle le « GESTU », ainsi que l’observation dissimulée, ou « SETLU ». Ces approches m’ont permis de saisir les interactions entre détenues et de recueillir des informations informelles. J’ai également partagé leur quotidien en participant à des séances d’animation, en passant du temps dans leurs chambres, dans la cour de promenade ou lors d’ateliers de sensibilisation. Cette présence prolongée a créé des liens de complicité, me permettant de passer du statut d’intruse à celui d’une personne acceptée. Par ailleurs, les entretiens individuels avec les détenues m’ont offert des témoignages authentiques et riches sur leur vécu.
Quelles différences majeures avez-vous observées entre les conditions de détention des femmes et celles des hommes dans les prisons sénégalaises, et comment ces conditions impactent-elles leur quotidien ?
Les femmes représentent une minorité dans les prisons sénégalaises, ce qui contribue à en faire les « oubliées » du système carcéral. Contrairement aux hommes, elles se montrent généralement plus discrètes et revendiquent moins, bien que leurs conditions de détention soient souvent précaires. La promiscuité, le manque d’hygiène, l’absence d’intimité et la cohabitation avec des détenues accompagnées de leurs enfants, entre autres, affectent profondément leur quotidien. Ces conditions rendent leur expérience carcérale particulièrement difficile, accentuant leur vulnérabilité par rapport aux hommes.
La réinsertion des femmes après leur incarcération est un défi majeur. Quels obstacles spécifiques avez-vous identifiés pour ces femmes au Sénégal, et quelles solutions proposez-vous pour faciliter leur retour dans la société ?
Ce sujet est largement abordé dans mon prochain livre, actuellement en cours de rédaction. Parmi les principaux obstacles à la réinsertion des femmes, on note la rupture des liens familiaux. Certaines ex-détenues, stigmatisées dès leur sortie, parfois même par leur propre famille, se retrouvent contraintes de s’exiler pour échapper à l’exclusion. Elles sont marginalisées, écartées des décisions familiales et parfois forcées de changer de lieu de vie. De plus, la précarité économique est un frein majeur : sorties de prison sans ressources, elles peinent à trouver un emploi, leur passé carcéral aggravant cette difficulté. Par ailleurs, une longue détention peut compromettre leur avenir, notamment en affectant leur « horloge biologique », que ce soit pour les célibataires ou pour les femmes mariées, dont certaines se retrouvent divorcées pendant ou après leur incarcération. Dans certains cas, des ex-détenues acceptent une polygamie imposée pour éviter la stigmatisation liée au divorce.
Pour remédier à ces défis, l’État pourrait mettre en place un programme d’accompagnement spécifique, incluant un suivi psychologique, des projets de financement pour des activités génératrices de revenus et des initiatives visant à renforcer les liens familiaux. Ces mesures favoriseraient la reconstruction personnelle et la réinsertion sociale des ex-détenues, réduisant ainsi le risque de récidive.
Comment les stigmates sociaux et les normes culturelles au Sénégal affectent-ils la perception des femmes ayant été emprisonnées, et quelles conséquences cela a-t-il sur leur réinsertion familiale et professionnelle ?
Au Sénégal, une femme incarcérée, quel que soit le motif (délit ou crime) ou son statut (prévenue ou condamnée), subit une double peine : une condamnation sociale et morale, simplement pour avoir été en prison. Ces stigmates, qui apparaissent dès l’arrestation, s’intensifient pendant la détention et persistent après la libération, compromettant les chances de réinsertion. Pour y échapper, certaines ex-détenues choisissent de changer de nom ou de lieu de résidence, dans l’espoir de reconstruire une nouvelle identité. Cette stigmatisation affecte profondément leur réintégration familiale, où elles sont souvent marginalisées, ainsi que leur accès au marché du travail, où leur passé carcéral constitue un obstacle majeur.
En tant que sociologue, quels changements structurels ou politiques recommanderiez-vous aux autorités sénégalaises pour améliorer les conditions de détention des femmes et soutenir leur réinsertion durable ?
Bien que la détention des femmes soit prévue par la législation sénégalaise, il serait pertinent de limiter le recours systématique à l’incarcération, notamment pour des infractions mineures. La prison devrait être une mesure exceptionnelle. Concernant les conditions de détention, un changement structurel est nécessaire, par exemple la création de centres spécialisés pour accompagner des profils spécifiques, comme les femmes enceintes, allaitantes ou celles vivant avec leurs enfants en prison. Ces centres pourraient les préparer à la séparation avec leurs enfants tout en maintenant les liens familiaux.
Les femmes purgeant de longues peines, notamment pour infanticide (souvent de 5 à 10 ans), sont particulièrement vulnérables, car la durée de leur incarcération compromet leurs chances de reconstruction. Or, il existe une vie après la prison. Pour favoriser la réinsertion, les autorités devraient proposer des programmes adaptés aux besoins des femmes, comme la possibilité de poursuivre des études ou d’obtenir des diplômes en détention, afin de faciliter leur insertion professionnelle après leur libération. Ces mesures permettraient de garantir une réinsertion sociale et professionnelle durable.