Hamidou Anne est essayiste et chroniqueur. Ancien élève de l’ENA de France, il est l’auteur de « Panser l’Afrique qui vient ». Dans cet entretien accordé à Seneweb, il fait sa lecture des troubles tragiques qui se sont déroulés au Sénégal au début du mois de juin.
Manifestations, révolte populaire, émeutes, insurrection…Avec le recul, comment qualifieriez-vous ce qui s’est passé au Sénégal, les 1, 2 et 3 juin ?
C’est une question intéressante car dans la confusion on perd le sens des mots ainsi que leur signification. Le bruit médiatique, le vacarme des réseaux sociaux, les interprétations et les manipulations tendent non pas à éclairer mais à davantage perdre celui qui essaye de suivre et de comprendre ce qui nous arrive. Nous avons vu une vague de violence financée et organisée en 2023 par un camp mais dont les ressorts sont lointains, les causes profondes et les mécanismes destructeurs. Il y a eu, depuis des années, un cheminement ayant conduit à cette explosion qui a généré des pillages, des casses, des agressions, des viols et des morts. Les causes directes ont trait à la condamnation d’un homme politique dont la défense de rupture depuis le début de cette affaire privée est la négation de toute possibilité de jugement et le choix de se soustraire à une action judiciaire. Nous nous souvenons du « mortal combat », de l’appel aux jeunes à donner leur vie pour qu’il puisse échapper à la Justice.
Il faut rappeler les déclarations d’Ousmane Sonko et d’un de ses bruyants soutiens de la société civile, qui prédisaient la guerre civile en cas de tenue d’un procès. Il faut aussi revenir aux appels à l’insurrection, à la sédition et au coup d’État contre un régime légalement installé. Il faut citer le communiqué du parti Pastef, le 1er juin, qui pour la première fois, et de manière officielle, appelait l’armée à renverser un président élu au suffrage universel.
L’État a laissé faire par tactique politicienne. Le fait de laisser prospérer les discours séditieux de M. Sonko a permis l’inoculation dans la conscience de nombreux Sénégalais d’un imaginaire putschiste dont le sommet a été atteint au début du mois de juin.
“Où étaient les cadres de Pastef, les membres de Yewwi Askan Wi, les gens de Y’en a marre et de Frapp France-Dégage, les acteurs du F24 ? Il est curieux d’avoir trois jours de manifestation politique et de n’identifier aucun leader connu”
Mais qui était dans la rue ?
Évidemment, des Sénégalais sont sortis consécutivement à deux années de radicalisation par un homme qui a quitté les habits d’un leadership rationnel pour se vêtir du manteau de gourou, de cette figure messianique propre à tous les totalitarismes.
Mais où étaient les cadres de Pastef, les membres de Yewwi Askan Wi, les gens de Y’en a marre et de Frapp France-Dégage, les acteurs du F24 ? Il est curieux d’avoir trois jours de manifestation politique et de n’identifier aucun leader connu. Qui était donc dans la rue ? Elle a été laissée à des bandes organisées qui ont agi comme une sorte d’avant-garde derrière laquelle suivaient des manifestants contre ce qu’ils considèrent comme une injustice mais surtout des bandits, des pillards, des badauds et même des enfants.
“Ce qui m’interpelle c’est que que la nation ait produit des citoyens qui font le choix de rompre avec notre modèle démocratique pour emprunter la voie de la sédition, de la jacquerie et du coup d’État”
Quelles étaient les cibles ? Une station de production d’eau, des centrales électriques, des banques, des magasins, des gares du TER, des arrêts du BRT, des bus, un data center, l’université et des symboles de l’activité économique et de la vie politique. Ce qui s’est passé relevait d’une volonté de paralyser notre pays dont les auteurs, même s’ils ont des complices étrangers, sont avant tout des Sénégalais. Et c’est cela qui m’interpelle le plus : que la nation ait produit des citoyens qui font le choix de rompre avec notre modèle démocratique pour emprunter la voie de la sédition, de la jacquerie et du coup d’État.
Les émeutes du mois de juin 2023 sont dans la filiation de celles de mars 2021 avec cette fois moins de soutien populaire mais toujours le même cortège de drames. La nouveauté cette fois est le volet insurrectionnel assumé avec le recours à des forces organisées dont des éléments issus d’un mouvement irrédentiste qui depuis 1982 tente par les armes d’amputer le Sénégal de sa partie méridionale. Les liens entre un parti légalement constitué et un mouvement séparatiste sont établis et réitérés depuis deux années sans qu’aucune mesure forte ne soit visible. Cela renvoie le gouvernement à sa responsabilité de maintenir l’ordre public et la cohésion sociale et de faire respecter les lois selon lesquelles les partis ont obligation à demeurer dans le cadre républicain sous peine de disparaître. Un des socles de la société politique, c’est la garantie de la compétition électorale dans la paix et la défense de l’unité nationale.
“Les réalisations en matières économique et sociale du régime sont palpables mais il ne parvient pas à fournir un horizon et à propulser un imaginaire qui reconfigure chez les jeunes une dignité et une lisibilité sur l’avenir”
“Free Sénégal”. Ce slogan a été repris comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, notamment, comme ce fut le cas lors des événements de mars 2021. De quoi le Sénégal a-t-il besoin d’être libéré ?
Je connais relativement bien les mouvements d’adhésion aux slogans derrière des hashtags pour savoir qu’ils ne naissent pas ex nihilo. Il y a toujours un effet de capillarité dans la façon de structurer et de rendre viral un mot afin qu’il symbolise une cause. C’est un besoin naturel de nommer, de fédérer et d’offrir un espace où affluent les colères, les espoirs et les manipulations diverses. « Free Sénégal » n’est pas un bloc homogène, c’est une nébuleuse aux préoccupations et revendications disparates, entre politiciens, activistes et simples citoyens. Chacun vient y verser ses préoccupations dans une forme de corbeille commune pour faire alliage en temps de crise. Lors des printemps arabes, le mot Dégage avait été capté par les manifestants pour traduire leur soif de démocratie devant des régimes autoritaires. « Free Sénégal » est un slogan né en mars 2021 sur Twitter, qui a été repris en masse cette année. Il dit beaucoup d’une jeunesse qui malgré les alternances politiques ne voit fondamentalement pas son présent changer, et son avenir demeure flou. Les réalisations en matières économique et sociale du régime sont palpables mais il ne parvient pas à fournir un horizon et à propulser un imaginaire qui reconfigure chez les jeunes une dignité et une lisibilité sur l’avenir. Cette problématique touche toutes les démocraties, et fait le lit du populisme et de la démagogie ; et il revient aux démocrates et aux progressistes de trouver des solutions face à cette crise civilisationnelle.
Mais en attendant, je ne me permettrai pas de juger les auteurs du cri « Free Sénégal » dans leur globalité. Certains sont des jeunes Sénégalais, d’ici et des diasporas, parmi eux des gens inconnus des radars sociaux et qui ont besoin de changement et l’expriment par ce formidable outil qu’est internet. Mais je sais aussi qu’ils peuvent se tromper de solution ou être pris dans la spirale d’une violence dont ils ne saisissent ni sources ni les implications. Ils peuvent aussi être infiltrés par des porteurs de causes rétrogrades dont la volonté est de creuser le fossé entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés afin de, par la conflictualité, provoquer le renversement d’un ordre pour aller vers le chaos.
Justement on a vu des personnalités hors du Sénégal reprendre en chœur ce slogan. Qu’en pensez-vous ?
En effet, j’ai vu des figures dont le corpus de valeurs est opposé à la paix, à la démocratie et au progrès joindre leur aura aux revendications des jeunes Sénégalais. Ils ont mis à contribution leur grande surface médiatique pour promouvoir le chaos ; c’est le cas de Kémi Séba, de Nathalie Yamb, de Tariq Ramadan, qui sont des populistes, des démagogues au projet totalitaire. Ces trois personnes, toutes de nationalité européenne, se moquent clairement des souffrances et des espoirs des jeunes Sénégalais mais, par opportunisme et dans la ligne de leur agenda, sont
venus ajouter leur voix au discours de « Free Sénégal ».
“La colère draine des initiatives pour la sacralisation des services publics comme la santé et l’école et pour l’accès équitable aux biens communs comme l’eau potable par exemple. Mais ici, j’ai surtout vu de l’énervement dont la fille est l’agitation vaine et sans lendemain, et dans le fond rien ne change”
Ces manifestations ne traduisent-elles pas également une certaine colère sociale ?
J’ai vu peu de colère dans ces mouvements récents. J’ai surtout remarqué de l’énervement qui est peu porteur de désir de rupture et de transformation vers un mieux-être et un mieux-vivre. La colère est politique, elle a permis de charrier partout des avancées révolutionnaires pour le mouvement social et notamment pour le camp progressiste. C’est le cas notamment du 23 juin 2011 au Sénégal, du mouvement des indignés du 15-M en Espagne, d’Occupy Wall Street, des revendications sociales en Amérique latine, du mouvement contre la réforme des retraites en France. La colère draine des initiatives pour la sacralisation des services publics comme la santé et l’école et pour l’accès équitable aux biens communs comme l’eau potable par exemple. Mais ici, j’ai surtout vu de l’énervement dont la fille est l’agitation vaine et sans lendemain, et dans le fond rien ne change. Il use et disperse l’énergie de ceux qui luttent mais ne produit aucun changement politique dans le temps long. Le défaut congénital des événements de juin 2023 est leur source séditieuse. Un homme politique condamné, soucieux non pas de l’histoire mais de sa soif du pouvoir, a appelé au coup d’État. L’autre défaut est que ce mouvement, même si sa lame de fond dépasse le cadre partisan, n’a pas bénéficié d’une incarnation. La preuve, en trois jours, le calme est revenu car il n’y avait aucun soubassement politique mais l’expression d’une insurrection que les organisateurs et les auteurs n’avaient pas les moyens de conduire jusqu’au bout. Aussi, parce qu’ils n’ont pas obtenu l’adhésion populaire d’un peuple qui a choisi de sanctionner ses dirigeants par le suffrage universel.
“Il y a eu des bavures, des comportements inacceptables d’une infime minorité de forces de l’ordre. Manifestement des individus armés par le parti au pouvoir ont agressé physiquement des gens. Des enquêtes doivent être menées et les responsabilités situées sur les morts”
En outre, il n’y avait aucun leader identifiable dans la rue, mais celle-ci a été laissée à des bandes armées et des casseurs qui ont semé la terreur en banlieue dakaroise et dans certaines villes à l’intérieur du pays afin de paralyser la vie politique, économique et sociale. L’État se devait de réagir, et il a réagi. Il y a eu des bavures, des comportements inacceptables d’une infime minorité de forces de l’ordre. Manifestement des individus armés par le parti au pouvoir ont agressé physiquement des gens. Des enquêtes doivent être menées et les responsabilités situées sur les morts. Elles seules pourront donner la vérité des faits et trancher entre les manipulations de chaque camp.
“Le Sénégal est une démocratie dont les standards sont loin de ce qu’est une dictature. Certains mettent à nu leur ignorance, d’autres ne rechignent devant aucun mensonge pour salir notre pays”
Internet restreint, signal d’une Tv coupée, arrestations d’hommes de médias et militants, usage d’armes à feu par les forces de l’ordre, nervis, manifestations interdites…Le Sénégal est-il devenu une dictature ?
Récemment, l’écrivain algérien Kamel Daoud fustigeait à juste titre l’usage facile du mot dictature. Il y a des discours outranciers qui n’ont qu’une seule vertu : ridiculiser ceux qui, le plus sérieusement du monde, les tiennent. Le Sénégal est une démocratie dont les standards sont loin de ce qu’est une dictature. Certains mettent à nu leur ignorance, d’autres ne rechignent devant aucun mensonge pour salir notre pays. Pour être factuel, dans une dictature, il n’y pas d’élections crédibles. Dans une dictature, l’opposition n’a pas plus de députés que le pouvoir. Dans une dictature, la plus grande ville du pays ne saurait échapper au pouvoir douze ans durant. Pour rappel, la coalition du Président Sall a perdu Dakar de 100 000 voix aux Locales de 2022. Dans une dictature, un citoyen ne saurait faire condamner un État devant les tribunaux. Dans une dictature, les cadres d’un des principaux partis d’opposition ne peuvent tenir des discours outrageants et outranciers sur le Chef de l’État et son gouvernement et le lendemain aller tranquillement occuper leur fauteuil de directeur ou de haut-cadre dans l’administration.
Ma conception de la politique est aux antipodes de ces qualificatifs empreints d’un manque de rigueur que l’on entendait sous Senghor, sous Diouf, sous Wade et désormais sous Sall. Et les mêmes ou leurs épigones diront du prochain président qu’il est un dictateur à la moindre occasion. La société politique ne saurait être un concours d’outrances et d’excès verbaux en tous genres. De la pratique politique dépend des millions de vies humaines. Ayant fait le choix d’une société ouverte, nous confions notre destin à des hommes et des femmes pour conduire à nos destinées, des municipalités à la fonction suprême de président de la République. Hier, l’APR accusait Wade d’être un dictateur. J’ai retrouvé dans mes archives une phrase du pondéré Cheikh Tidiane Gadio qui appelait en février 2012 à l’installation d’un Conseil national de transition. Mon ami Babacar Diop, maire de Thiès, invitait à l’instauration d’un gouvernement parallèle en 2019. L’APR entre 2008 et 2012 a plusieurs fois traité le Président Wade de dictateur alors que ce dernier avait perdu la capitale en 2009 et allait céder son fauteuil en mars 2012 avec un faible score de 35%. Habib Sy, l’actuel président de la conférence des leaders de Yewwi Askan Wi, était l’un des plus proches collaborateurs de Wade quand ce dernier était traité de dictateur. Il est resté avec Wade jusqu’au bout. Aujourd’hui le même Habib Sy est le chef de file de ceux qui, dans l’opposition, crient à la dictature. Ces abus langagiers masquent mal une chose : l’impossibilité de nos hommes politiques à articuler un discours sérieux sur le plan économique, une orientation sociale et un projet à long terme pour renforcer la démocratie et préserver la république désormais plus que jamais menacée par divers courants. Bientôt, nous aurons droit au sempiternel débat sur le fichier électoral, la neutralité du ministre de l’Intérieur et le retrait des cartes. La vie politique sénégalaise est parfois d’un ennui affligeant. Ce pays, qui vote depuis près de deux siècles, qui a formé des milliers d’élites africaines, qui a vu naître et agir Léopold Senghor, Lamine Gueye, Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop mérite mieux que ces circonvolutions et ses enfantillages. Sachons être à la hauteur de notre grande histoire et de notre belle trajectoire. Le Sénégal a longtemps été le phare démocratique de l’Afrique. Il nous faut réinvestir ce riche passé afin d’en tirer les ressources pour bâtir à nouveau un printemps politique qui rompt avec le cycle actuel d’abaissement national et d’affaissement de toutes les digues éthiques.
“J’aurais suggéré à Felwine, Mbougar et Boris d’alerter aussi sur les atteintes aux institutions, le mépris pour les femmes, l’aversion pour les bibliothèques, le recours à une rhétorique du conflit ethnique et du martyr religieux, à un imaginaire putschiste aussi et à ce dont tout cela renseigne à propos du fameux projet de M. Sonko”
Une tribune sur ces évènements co-signée par Felwine Sarr, Boubacar Boris Diop, Mohamed Mbougar Sarr, avec qui vous avez, avec d’autres, écrit l’ouvrage “Politisez-vous”, a eu un grand retentissement médiatique. Auriez-vous signé ce texte et partagez-vous leur diagnostic ?
En toute transparence et au nom de la vérité, je dois préciser que Felwine et Mbougar sont des amis proches. J’ai énormément d’affection pour leur personne et un respect et une admiration pour leur travail. Ils ne m’ont pas invité à signer leur tribune et j’avoue qu’en l’état je n’y aurais apposé ma signature. Une amie malienne me confiait récemment son admiration pour le Sénégal qui, en même temps qu’il subissait des émeutes d’une rare violence, voyait ses intellectuels se disputer par tribunes interposées. Ceci m’a conforté sur la magie de ce pays et son caractère spécial. Revenant à la tribune, si on m’avait proposé de la signer, j’aurais suggéré d’y rajouter les appels à l’insurrection, au saccage de maisons de presse et au meurtre du Chef de l’État à Keur Massar de M. Sonko. J’y aurais rajouté ses insultes aux magistrats, aux généraux, au Barreau des avocats et à l’armée accusée tantôt d’être une bande de mercenaires à la solde de la France, tantôt de, je cite « faire partie du complot » quand elle bombarde des bases rebelles dans le Sud. J’y aurais rajouté les accusations d’ethnicisme contre le Doyen des juges, les appels aux jeunes à mourir pour espérer le paradis dans ce qu’il qualifie de djihad, et au putsch pour disait-il « en finir avec Macky Sall en une journée ». J’y aurais rajouté le fait de dire aux femmes de ce pays que si leurs enfants meurent elles n’ont qu’à enfanter à nouveau. J’y rajouterais son propos consistant à dire que Macky Sall n’aime pas les Diolas, à qualifier les Mancagnes de « filière » au sein de laquelle Macky Sall recrute des comploteurs et son commentaire à l’encontre de Mme Adji Sarr, 21 ans : « Même si je devais violer quelqu’un, je ne violerais pas cette femme qui ressemble à une guenon atteinte d’AVC ». Et j’aurais enfin évoqué le saccage de l’Ucad par les milices de M. Sonko. Le même qui a publiquement accusé une unité d’élite de la police de tentative d’assassinat sans jamais apporter la moindre preuve. Bref j’aurais suggéré, à la suite des alertes concernant le régime actuel, d’alerter aussi sur les atteintes aux institutions, le mépris pour les femmes, l’aversion pour les bibliothèques, le recours à une rhétorique du conflit ethnique et du martyr religieux, à un imaginaire putschiste aussi et à ce dont tout cela renseigne à propos du fameux projet de M. Sonko.
Hormis ceci, je me réjouis que des intellectuels sénégalais puissent donner leur avis sur la marche de leur pays, étaler leur désaccord sur ce qu’ils considèrent comme des tares de notre démocratie et critiquer le régime en place sans craindre des représailles physiques ou des menaces sur leur liberté. Ce n’est pas le cas partout, notamment au Rwanda et dans d’autres pays où publier une tribune peut vous conduire en prison ou à la morgue.
“Le pays tient toujours et il tiendra grâce à l’organisation de l’État, aux fonctionnaires dévoués et compétents, à l’armée républicaine et surtout au consensus de tous les démocrates et républicains sur le choix de la démocratie comme outil de conquête du pouvoir dans notre société politique”
Dans un texte que vous avez publié dans Le Quotidien intitulé “Le Sénégal vaincra”, vous affichez un certain optimisme. Vous écrivez : “Le Sénégal, depuis l’indépendance, n’a jamais été vaincu. Le Sénégal vaincra à nouveau ses agresseurs d’aujourd’hui”. Quelle est la source de cette espérance ?
Je suis un croyant et j’ai fait mienne cette belle phrase de Bernanos : « La prière est à la fin des fins la seule révolte qui se tienne debout ». Je prie et je sais que des prières sont formulées chaque jour ici et ailleurs pour que ce pays survive, que notre nation ne se délite pas. Nous sommes un rempart contre l’avancée de l’obscurantisme promu par le totalitarisme islamiste qui a infiltré notre voisinage et y provoque des milliers de morts. Mais je suis aussi un patriote et un républicain soucieux de l’analyse des questions politiques en me méfiant du carcan du présent. Je tiens toujours à réinvestir l’histoire pour plonger les problématiques actuelles dans leur profondeur historique afin d’en tirer des leçons pour l’avenir. Les fils de l’histoire ne se coupent jamais, disait un grand homme d’État. Et je sais que notre pays s’est extirpé des liens de la colonisation grâce à l’intelligence de ses élites politiques, sociales et religieuses. La colonisation nous avait vaincus. Nos rois ont été vaincus ; Lat Dior est tombé à Dékheulé ; Maba n’a pas survécu à la bataille de Somb ; Aline Sitoé a été déportée à Tombouctou. L’université de Pire a été incendiée. Tous les souverains ont été déposés, tués ou fait captifs. Que nous restaient-ils ? La nuit noire du colonialisme avait étalé son voile sur la terre du Sénégal. Les chefs religieux et coutumiers, les élites politiques ont fait le choix de l’affrontement latéral jusqu’en 1960 contrairement à d’autres pays qui avaient pris les armes et depuis gisent sur le sol de l’instabilité et du chaos résiduel. Le pays a survécu au parti unique, aux violences de 1963, de 1968 et celles ayant débouché sur l’état d’urgence de 1988. Nous avons assisté à l’assassinat d’un juge constitutionnel en 1993, au meurtre de policiers en 1994 dans des circonstances sordides. Les troubles de 2012 avaient poussé des gens à demander le report du scrutin, les événements de mars 2021 sont frais dans nos mémoires. Sur le plan économique, nous avons survécu aux ajustements structurels, à la dévaluation, aux émeutes de l’électricité. Je n’oublie pas que depuis 1982 des frères égarés cherchent par les armes à diviser le Sénégal. Le pays tient toujours et il tiendra grâce à l’organisation de l’État, aux fonctionnaires dévoués et compétents, à l’armée républicaine et surtout au consensus de tous les démocrates et républicains sur le choix de la démocratie comme outil de conquête du pouvoir dans notre société politique.
Peut-être que je me trompe, je n’ai aucun mal à reconnaître que je m’étais trompé sur les événements de mars 2021, que je n’avais pas vu venir et dont j’ai compris plus tard, par des informations collectées et croisées auprès de différentes sources, les ressorts et les acteurs réels. Aussi, j’ai peur ; j’ai l’impression que nous sommes dans un moment d’incertitude, un entre-deux et que le précipice nous tend les bras. Nous sommes en crise, au sens gramscien, dont il faut vite sortir en faisant advenir ce neuf qui frappe à la porte et dont il faut permettre l’entrée et le déploiement afin de changer de modèle et d’articuler un nouveau récit républicain, social et écologique. Je pense pour ma part que le socialisme républicain qui allie intransigeance sur la république, sérieux économique et projection écologique peut constituer un horizon émancipateur.
“Ousmane Sonko ne propose aux jeunes, précaires, désœuvrés ou déscolarisés que deux issues : la mort rapide en servant de bouclier humain autour de lui, c’est déjà le cas en 2021 et en 2023 ; et si par malheur il arrivait au pouvoir, il leur proposera la mort du fait de son projet ouvertement fasciste qui prône le repli sur soi, le conflit ethnique et religieux, l’outrance et la désinvolture économique”
Vous êtes critique à l’égard de M. Sonko et son projet. Récemment j’entendais Déthié Fall dire que “Sonko représente un espoir pour la jeunesse” et qu’à ce titre l’écarter de la présidentielle serait trahir cette promesse qu’il incarne pour cette catégorie de la population. La présidentielle ne risque-t-elle pas d’être tronquée si elle se déroule sans lui ?
D’abord, le problème se trouve même dans votre question. Cela fait plus d’un an que M. Déthié Fall a fondé son parti et, de ce que j’observe, il passe plus de temps à parler de M. Sonko qu’à parler de son programme. Le leader de Pastef incarne quelque chose dans le corps social, ce serait absurde de le nier. Il a un positionnement politique que je ne partage pas et dont la contestation fonde mon engagement politique et personnel, car ce qu’il propose est dangereux pour notre pays. C’est un homme politique fondamentalement antirépublicain dont les velléités putschistes ne cessent de croître. Il est à l’intersection de trois courants pernicieux, le conservatisme moral, le séparatisme et l’islamisme. Ici, je voudrais faire remarquer cette manière qu’ont ses soutiens de faire profil bas quand un média international parmi les plus crédibles évoque le financement de son mouvement par les Frères musulmans. Ces trois mamelles donc, sécrètent un populisme dont la manifestation donne à voir une posture fondée sur l’injure, l’outrance, l’outrage et la démagogie. Je vous avais dit lors de notre dernière entrevue que le projet du Pastef est dangereux pour la cohésion sociale et l’unité nationale et pour la laïcité à laquelle je tiens plus que tout car elle constitue un impératif pour la garantie du vivre-ensemble. Je vous disais aussi que le projet de M. Sonko était dangereux pour les Sénégalais les plus pauvres dont je me soucie du sort pour des raisons d’abord personnelles ensuite par ma sensibilité politique. Il ne propose aux jeunes, précaires, désœuvrés ou déscolarisés que deux issus : la mort rapide en servant de bouclier humain autour de lui, c’est déjà le cas en 2021 et en 2023 ; et si par malheur il arrivait au pouvoir, il leur proposera la mort du fait de son projet ouvertement fasciste qui prône le repli sur soi, le conflit ethnique et religieux, l’outrance et la désinvolture économique. Pour toutes ces raisons et pour d’autres que j’ai toujours déclinées, je ne souhaite pas qu’il arrive au pouvoir. Même si je ne lui dénie nullement le droit de participer à une élection dans le respect des lois et règlements de notre pays. Il était déjà candidat en 2019 et j’avais trouvé son score inquiétant dans une République comme le Sénégal. Pour en revenir à Déthié Fall, il faut lui rappeler que nous sommes 17 millions de Sénégalais et qu’il n’y a pas d’indispensabilité. C’est même profondément réducteur de croire qu’une seule personne est crédible pour la fonction de président de la République dans une démocratie où la pluralité des opinions est garantie par la Constitution.
Si M. Sonko est empêché du fait de condamnations diverses pour des affaires privées, son parti, qui se prévaut d’être la première force politique du pays, peut désigner un autre candidat ou bien M. Fall lui-même peut être un recours pour Pastef à la Présidentielle.