[Entretien] Assane Mbengue : “Le plus grand défi de Dakar Dem Dikk est le poids de sa dette”

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Assane Mbengue, directeur de Dakar Dem Dikk, revient sur les défis majeurs auxquels fait face cette société emblématique du transport public sénégalais. Entre une dette colossale, un parc automobile à renouveler et l’arrivée de nouveaux acteurs comme le BRT et le TER, il expose sa vision pour redresser l’entreprise, tout en renforçant son rôle au service des populations. Entretien.

Vous avez annoncé que les bus seront peints aux couleurs nationales. Quelle est la vision derrière cette nouvelle identité visuelle, et comment pensez-vous qu’elle impactera l’image de Dakar Dem Dikk auprès des usagers ?

Le 18 décembre 2024, nous avons lancé un sondage interne au sein de la société, mais également externe. Sur les plus de 11 000 réponses obtenues, 90 % des participants ont exprimé le souhait de voir les bus aux couleurs nationales. Ce même désir s’est manifesté lors de notre opération « Semaine réseau pour tous », qui nous a permis d’échanger directement avec nos clients. Nous nous sommes donc engagés à répondre à cette demande des populations. Pendant longtemps, Dakar Dem Dikk SA a été perçue comme un outil de propagande politique, notamment à cause des couleurs de ses bus, qui rappelaient celles du parti au pouvoir. Cette volonté des usagers est une manière de rappeler que la société est un bien national, à participation majoritaire de l’État, et donc un patrimoine appartenant à tous les Sénégalais. Avec cette nouvelle identité visuelle, Dakar Dem Dikk souhaite se rapprocher encore davantage des citoyens, comme l’affirme notre nouvelle signature. Du premier au dernier kilomètre, Dem Dikk entend assumer pleinement sa mission de service public de transport.

“Le parc fonctionnel de Dakar Dem Dikk est estimé à un peu moins de 400 bus. Comparé à la SOTRA en Côte d’Ivoire, qui exploite près de 2 000 bus fonctionnels…”

Les manifestations entre 2021 et 2024 ont entraîné la destruction de nombreux bus. Quel est l’état actuel du parc automobile, et quels défis spécifiques cette période a-t-elle laissés à l’entreprise ?

Pour rappel, Dakar Dem Dikk a démarré ses activités le 2 janvier 2001 avec 144 autobus hérités de l’ex-SOTRAC, dont 49 % étaient des bus « algériens » acquis neufs en 1997, un an avant la liquidation de la SOTRAC. La société a ensuite renforcé son parc avec la rénovation de véhicules existants, l’acquisition de bus d’occasion en France sous forme de dons, et des programmes de renouvellement en 2005, 2012 et 2016, avec des bus de marques Tata, Sunlong et Ashok Leyland, dont certains articulés. Ces efforts ont porté la flotte à 1 035 unités, avec un âge moyen de 4,5 ans, ce qui était relativement neuf. Entre 2021 et 2023, nous avons acquis 33 bus interurbains Ashok Leyland et 370 bus Iveco, soit un total de 1 438 bus. Aujourd’hui, le parc fonctionnel de Dakar Dem Dikk est estimé à un peu moins de 400 bus. Comparé à la SOTRA en Côte d’Ivoire, qui exploite près de 2 000 bus fonctionnels, nous sommes loin des standards nécessaires pour offrir un service de transport optimal dans une ville comme Dakar.

On m’interpelle souvent sur les longs temps d’attente entre deux bus, qui peuvent dépasser une heure. Les usagers nous attendent parce que nous garantissons sécurité et tarifs abordables – inchangés dans l’urbain depuis 2000. Mais ce temps d’attente dépend principalement de la disponibilité des bus. Entre 2016 et 2023, l’État a investi plusieurs milliards pour maintenir et renouveler le parc. Pourtant, aucun de ces parcs n’a tenu sur la durée normale d’amortissement, qui est de 10 ans. Au Maroc, par exemple, des bus de 25 ans restent robustes, ce qui nous pousse à nous interroger sur la dégradation rapide de nos véhicules, souvent revendus à bas prix.

“Les bus sont inadaptés à notre environnement”

Qu’est-ce qui explique, selon vous cette dégradation rapide ?

D’abord, il y a l’inadaptation des bus à notre environnement. Avec l’arrivée de la chaleur, les plaintes sur la température excessive à l’intérieur des bus vont se multiplier, ce qui montre que notre contexte d’exploitation n’a pas été suffisamment pris en compte. Ensuite, la maintenance pose problème. Nos ateliers utilisent encore du matériel hérité de l’ex-SOTRAC. Il ne suffit pas d’acheter des bus : il faut aussi moderniser les infrastructures techniques de maintenance, ce qui n’a pas été fait. Nous faisons donc face au défi de renforcer le parc, tout en adaptant et modernisant nos plateaux techniques, surtout dans un contexte où l’on parle de plus en plus de bus à énergie propre.

“Nous sommes passés de 50 000 à 130 000 voyageurs par jour, déjouant les pronostics qui nous limitaient à 45 000. Avec près de 4 millions de voyageurs par mois en moyenne dans l’urbain à Dakar, nous sommes aujourd’hui le service de transport conventionné le plus performant”

Avec l’arrivée du BRT et du TER, comment Dakar Dem Dikk se positionne-t-elle pour rester compétitive et complémentaire dans le paysage du transport public sénégalais ?

Vous avez raison de parler de complémentarité. Il devrait exister un système permettant aux usagers d’utiliser un ticket unique pour le TER, le BRT et Dem Dikk. Les pays qui ont réussi ce modèle l’ont construit de manière inclusive, en développant d’abord le transport par bus avant d’introduire d’autres modes de transport de masse, sans en privilégier un au détriment des autres. Dakar Dem Dikk a l’ambition de jouer pleinement son rôle dans ce secteur. Nous sommes passés de 50 000 à 130 000 voyageurs par jour, déjouant les pronostics qui nous limitaient à 45 000. Avec près de 4 millions de voyageurs par mois en moyenne dans l’urbain à Dakar, nous sommes aujourd’hui le service de transport conventionné le plus performant.

“On peut tout reprocher à Dem Dikk, sauf de manquer d’expertise ou de compétences pour opérer un BRT”

Pensez-vous qu’une mutualisation des efforts avec le BRT, voire une intégration dans le giron de Dakar Dem Dikk, serait bénéfique pour optimiser les ressources et améliorer la mobilité urbaine ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

La question est de savoir s’il est logique qu’une société de transport n’exploite qu’une seule ligne. Dans l’urbain, Dakar Dem Dikk gère 33 lignes, souvent complexes. On peut tout reprocher à Dem Dikk, sauf de manquer d’expertise ou de compétences pour opérer un BRT. C’est d’ailleurs la nouvelle orientation que nous prônons, et nous comptons sur nos autorités pour nous accompagner dans la construction d’un Dem Dikk plus fort.

“Nos tarifs ne permettent pas d’atteindre l’équilibre financier, et la subvention actuelle est insuffisante pour couvrir les pertes”

Quels réseaux ou nouvelles lignes envisagez-vous de développer pour répondre aux besoins croissants de mobilité, notamment dans les zones mal desservies ou à fort potentiel ?

Dakar Dem Dikk, en tant que service public, applique des tarifs sociaux et dépend d’une subvention de l’État pour compenser ses pertes d’exploitation. Nos tarifs ne permettent pas d’atteindre l’équilibre financier, et la subvention actuelle est insuffisante pour couvrir ces pertes. Dans l’urbain, nos marges de manœuvre sont limitées, mais nous avons renforcé certaines lignes, comme la ligne 7, qui offre aujourd’hui une fréquence stable. En début d’année scolaire, nous avons aussi renforcé les lignes desservant les grands lycées de Dakar, celles menant à l’université Cheikh Anta Diop depuis la banlieue, et presque toutes les lignes de cette zone. Malgré ces efforts, beaucoup reste à faire dans la région de Dakar, et nous en sommes conscients.

Notre service interurbain, quant à lui, satisfait les populations des zones éloignées. Aujourd’hui, pour voyager à bord des bus Sénégal Dem Dikk, il faut réserver au moins une semaine à l’avance, voire 15 jours pour des destinations comme Ziguinchor, Saint-Louis ou Touba. Nous avons également la navette aéroportuaire Ziguinchor-Cap Skirring, en plus de celle de l’AIBD, ainsi que les lignes Fess Dem reliant Thiès et Dakar. Nous travaillons à diversifier nos offres pour être toujours plus proches des populations.

“L’effectif de la société est un frein à sa performance”

Avec un effectif de plus de 3 000 agents, comment comptez-vous rationaliser les ressources humaines pour améliorer l’efficacité tout en préservant la qualité du service ?

Il faut l’admettre : l’effectif de la société est un frein à sa performance. Avec près de 3 000 agents, nous manquons paradoxalement de conducteurs, qui sont pourtant la ressource humaine la plus essentielle. Sans marge pour recruter, nous devons optimiser l’existant. Nous avons lancé un appel interne pour transformer certains agents en conducteurs, mais les résultats ont été décevants, et le problème persiste. Nous nous orientons désormais vers une digitalisation intégrale de notre exploitation. Un prototype, qui a convaincu les autorités, supprime le poste de receveur. Si je parviens à convertir une partie de ce personnel en conducteurs, cela allégerait la masse salariale sans l’augmenter. Il faudra que les agents acceptent de se réinventer et d’évoluer vers de nouveaux métiers, comme l’ont fait le Maroc et la Côte d’Ivoire. Pourquoi pas nous ?

“Depuis sa création, Dakar Dem Dikk n’a jamais eu de modèle de financement structuré garantissant sa viabilité financière”

Vous avez décrit une situation financière critique avec une dette d’environ 130 milliards de FCFA. Dans quel état avez-vous trouvé l’entreprise à votre arrivée, et quelles sont les principales causes de cette crise selon vous ? Comment envisagez-vous de la résoudre ?

Le plus grand défi de Dakar Dem Dikk est le poids de sa dette, estimée à plus de 130 milliards de FCFA. La dette liée aux fournisseurs et aux investissements arrive en tête, avec plus de 120 milliards investis par l’État depuis 2000 pour l’acquisition de bus – Sunlong, Iveco, Ashok Leyland, Tata, etc. – sans plan de renouvellement structuré. La dette fiscale est également lourde, avec plus de 12 milliards de FCFA, malgré un rachat en 2019 visant à apurer la dette sociale-fiscale. Cette dette s’est reconstituée rapidement, en partie à cause de l’absence d’une planification claire pour honorer nos engagements fiscaux. La grille d’évaluation des pertes d’exploitation, qui devrait déterminer la subvention de l’État, est calculée uniquement sur le net, ce qui est insuffisant.

Quelles mesures concrètes avez-vous déjà prises pour réduire cette dette, notamment sur le plan fiscal et social ?

Le passif social est aussi préoccupant : les arriérés de cotisations à l’IPRES s’élèvent à 12 759 384 966 FCFA, et ceux à la Caisse de sécurité sociale à 770 995 180 FCFA. Nous avons soldé une dette de 110 millions de FCFA à l’IPM et pris des mesures pour apurer progressivement celle des coopératives, évaluée à 393 720 679 FCFA, avec un versement mensuel de 50 millions depuis huit mois. Cette dette provient du non-reversement des cotisations des travailleurs pour leur logement avant la retraite. Par ailleurs, nous avons rationalisé les dépenses et restructuré l’organisation pour améliorer la productivité. Depuis sa création, Dakar Dem Dikk n’a jamais eu de modèle de financement structuré garantissant sa viabilité financière. Notre défi est d’atteindre, à long terme, un équilibre entre recettes et charges, notamment la masse salariale, qui s’élève à 800 millions pour 3 000 agents. Cette situation critique nécessite une intervention coordonnée, avec un appui renforcé de l’État pour assurer la pérennité du service public de transport.

“Les bus seront équipés de technologies de pointe pour transformer l’expérience des usagers : caméras embarquées pour la sécurité, dispositifs de comptage des passagers pour gérer la surcharge…”

Quels sont les projets phares que vous portez pour redresser Dakar Dem Dikk et en faire un acteur clé de la mobilité au Sénégal, tant sur le plan opérationnel que financier ?

Dakar Dem Dikk joue un rôle majeur dans le secteur du transport. Pour renforcer sa performance, nous misons sur la digitalisation intégrale de notre système d’exploitation. Les bus seront équipés de technologies de pointe pour transformer l’expérience des usagers : caméras embarquées pour la sécurité, dispositifs de comptage des passagers pour gérer la surcharge, système billettique avec valideurs pour faciliter le paiement et optimiser la gestion des recettes, ainsi que des écrans et un système sonore pour une communication visuelle et sonore plus fluide.

Nous avons aussi des projets d’infrastructures, comme l’aménagement de certaines gares. Mais cela ne suffit pas. L’État devra accompagner l’assainissement financier de l’entreprise et mettre en place un plan de renouvellement continu du parc pour maintenir Dem Dikk comme un acteur clé du transport au Sénégal.

Les syndicats ont toujours été très actifs au sein de Dakar Dem Dikk. Comment comptez-vous gérer les relations avec eux pour garantir un climat social apaisé tout en avançant sur vos réformes et objectifs stratégiques ?

Pour favoriser la performance, mon objectif est d’instaurer plus de sérénité au sein de la société à travers des mesures sociales. Nous apurons progressivement la dette des coopératives d’habitat, soit 56 800 000 FCFA sur 12 mois. Ces coopératives permettent aux travailleurs d’acquérir un logement avant la retraite, mais la société n’avait pas honoré ses engagements de reversement des précomptes salariaux pendant plusieurs mois, voire années. Nous avons également soldé la dette de l’IPM, d’un montant de 110 millions de FCFA, et nous nous engageons à payer ponctuellement les échéances. À la Caisse de sécurité sociale, je me suis engagé à verser 20 millions de FCFA par mois, et nous avons soldé la dette de l’assurance vie. Pour améliorer le bien-être des employés, nous avons recruté du personnel sanitaire pour nous conformer à la réglementation. Lors d’événements ponctuels, comme le Ramadan, nous distribuons des aides, comme du xed, et nous avons mis en place un système permettant au personnel roulant de prendre un petit-déjeuner correct avant leur prise de service. Ces actions visent le bien-être de nos collaborateurs, seule garantie d’une stabilité sociale.
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