Le Pr Amath Ndiaye, économiste, Professeur à Faculté des Sciences Économiques et de Gestion, décrypte les récents audits des finances publiques sénégalaises, qui révèlent des écarts alarmants dans les chiffres de la dette et du déficit. Dans cet entretien, il explore les conséquences de ces révélations, l’importance du soutien du FMI, l’impact des agences de notation et les ajustements nécessaires pour concrétiser la Vision Sénégal 2050. Première partie.
Les récents audits des finances publiques sénégalaises ont révélé des écarts importants dans les chiffres de la dette et du déficit. Quelles sont les conséquences économiques à court et long terme de ces révélations pour la stabilité fiscale du Sénégal ?
Le rapport de la Cour des comptes sur la gestion des finances publiques a mis en lumière des écarts considérables entre les chiffres officiels communiqués ces dernières années et la réalité des comptes de l’État. Le déficit budgétaire, initialement estimé à environ 6 % du PIB, atteint en réalité 12 %. De même, l’encours de la dette publique, annoncé à 75 % du PIB, est désormais évalué à près de 100 % du PIB, plaçant le Sénégal dans une zone de vulnérabilité critique.
À court terme, ces révélations fragilisent la confiance des partenaires techniques et financiers, ainsi que celle des marchés internationaux. Dès l’annonce de ces écarts, et avant même la publication officielle du rapport, plusieurs agences de notation ont abaissé la note souveraine du Sénégal, reflétant une anticipation négative des marchés face à une perte de crédibilité de la politique budgétaire nationale. Cela se traduit par un renchérissement du coût de financement de l’État et une réduction de l’espace budgétaire pour des politiques publiques efficaces. L’accès aux financements extérieurs devient plus incertain et coûteux, tandis que des partenaires multilatéraux, comme le FMI et la Banque mondiale, risquent de conditionner leur soutien à des réformes structurelles majeures.
Quelles politiques publiques risquent d’être les plus affectées par cette réduction de l’espace budgétaire ?
À long terme, cette situation exige une stratégie cohérente et rigoureuse de stabilisation des finances publiques. Le nouveau gouvernement hérite d’un environnement budgétaire gravement déséquilibré, qu’il faudra corriger pour éviter une crise de la dette et préserver les capacités d’investissement de l’État. Pour retrouver la stabilité fiscale, il est impératif d’augmenter les recettes fiscales et de réduire significativement les dépenses publiques. Il ne s’agit pas simplement de couper dans les budgets, mais de restructurer les priorités de l’État, de supprimer les dépenses inefficaces, de rationaliser les institutions et de recentrer l’action publique sur les missions essentielles.
“Des coupes brutales ou des hausses fiscales précipitées pourraient exacerber les tensions sociales, générer de l’instabilité et nuire à la cohésion nationale”
Le rétablissement de l’équilibre budgétaire pourrait s’articuler autour de trois axes :
– une réforme fiscale ambitieuse, basée sur l’élargissement de l’assiette fiscale, la simplification du système et la lutte contre l’évasion et les exonérations fiscales ;
– une maîtrise rigoureuse des dépenses publiques, en supprimant les doublons, en évaluant l’efficacité des programmes et en limitant les engagements non essentiels ;
– une gouvernance financière renforcée, fondée sur la transparence, la redevabilité et la publication régulière de données fiables sur les finances de l’État.
L’expérience de pays comme la France montre qu’un retour à un déficit de 3 % du PIB peut prendre plusieurs années, même avec des économies diversifiées et des institutions robustes. Au Sénégal, il faudra probablement trois à cinq ans d’efforts soutenus pour atteindre la norme de déficit de 3 % fixée par la CEDEAO. Une consolidation budgétaire accélérée est techniquement possible, mais elle comporte des risques sociaux et politiques majeurs. Des coupes brutales ou des hausses fiscales précipitées pourraient exacerber les tensions sociales, générer de l’instabilité et nuire à la cohésion nationale.
Le FMI a suspendu son programme avec le Sénégal en attendant la validation des résultats de l’audit. Quelle est l’importance du soutien du FMI pour la relance économique du Sénégal, et quelles réformes le gouvernement devrait-il prioriser pour restaurer la confiance ?
Le FMI souhaite d’abord une vision claire et fiable de la situation budgétaire avant de s’engager avec le nouveau gouvernement. Mais ce sont l’ensemble des partenaires techniques et financiers, ainsi que les marchés internationaux, qui attendent des signaux forts de rigueur et de réforme.
Le soutien du FMI ne se limite pas à l’accès à des financements, bien que ceux-ci soient vitaux en période de tensions budgétaires. Le FMI propose des prêts à des conditions très favorables, bien en dessous des taux du marché. Par exemple :
– l’Instrument de coordination politique (PCI) et la Facilité élargie de crédit (FEC) offrent des taux d’intérêt proches de 0 % pendant la période de grâce, puis environ 2 à 3 % au remboursement ;
– la Facilité de crédit rapide (FCR) propose des taux de 0 à 0,05 %, avec des délais de remboursement pouvant atteindre 10 ans.
Ces conditions sont bien plus avantageuses que celles des marchés financiers internationaux, où les taux pour des pays africains notés « spéculatifs » peuvent dépasser 7 à 10 %. Les prêts du FMI coûtent donc moins cher et permettent à l’État de respirer sans s’enfoncer davantage dans l’endettement. Mais surtout, ce soutien envoie un signal de confiance, rassurant les bailleurs, les agences de notation et les investisseurs privés, et ouvrant la porte à d’autres financements concessionnels.
Quels sont les risques si le Sénégal ne parvient pas à renouer rapidement avec le FMI ?
Il faut être transparent avec les citoyens : même sans le FMI, le Sénégal devra prendre des mesures d’austérité. Avec un déficit réel de 12 % du PIB et une dette proche de 100 % du PIB, la trajectoire actuelle n’est pas soutenable. Parmi les réformes nécessaires, il faudra :
– réduire le train de vie de l’État : rationaliser les dépenses administratives, supprimer les doublons et les avantages indus ;
– réformer les subventions à la consommation, qui épuisent les finances publiques et découragent la production locale, au détriment des investissements dans les infrastructures, l’éducation ou la santé ;
– repenser les aides sociales en ciblant les plus vulnérables de manière efficace, avec des dispositifs transparents et traçables.
“Retrouver la stabilité budgétaire doit se faire avec les citoyens, et non contre eux”
Ces réformes seront douloureuses, car elles toucheront des habitudes, des privilèges et des attentes sociales. Le gouvernement doit en faire un projet collectif, en expliquant les enjeux, les alternatives et les bénéfices à moyen terme. Pour éviter des tensions généralisées, il devra ouvrir un dialogue constructif avec les forces sociales, notamment les syndicats, et proposer une trêve sociale temporaire : suspendre certaines revendications salariales en échange d’un engagement clair sur la transparence, la protection des plus vulnérables et une feuille de route pour relancer l’économie.
Cela suppose aussi de renforcer les solidarités nationales :
– lancer des campagnes de soutien communautaire et de dons solidaires ;
– mobiliser les entreprises et les diasporas pour appuyer des programmes sociaux ciblés ;
– encourager un patriotisme économique en valorisant les produits locaux et les investissements dans des secteurs clés comme l’éducation, la santé, l’agriculture et les PME locales.
En somme, retrouver la stabilité budgétaire doit se faire avec les citoyens, et non contre eux, pour poser les bases d’une croissance plus robuste, équitable et endogène.
Moody’s a récemment dégradé la note souveraine du Sénégal suite aux résultats de l’audit. Comment les décisions des agences de notation affectent-elles la capacité du Sénégal à emprunter et à financer ses projets de développement ?
La dégradation de la note souveraine du Sénégal par Moody’s, suite aux révélations de la Cour des comptes sur les écarts budgétaires et la dette publique, est un signal très négatif pour les marchés financiers internationaux. Les agences de notation comme Moody’s, S&P ou Fitch évaluent la capacité d’un État à honorer ses dettes. Une dégradation indique un risque accru de non-remboursement, avec des conséquences immédiates :
– une hausse du coût de l’emprunt sur les marchés internationaux, car les investisseurs exigent des taux d’intérêt plus élevés, ce qui renchérit le service de la dette et réduit la marge budgétaire pour investir ;
– un accès limité aux financements privés et multilatéraux, les bailleurs de fonds et les banques de développement devenant plus prudents, souvent en conditionnant leurs prêts à des réformes lourdes ou à une implication du FMI ;
– une fuite ou un attentisme des investisseurs privés, les investissements directs étrangers (IDE) – essentiels pour la Vision Sénégal 2050 – risquant de se tarir face à l’instabilité macroéconomique, la confusion budgétaire et le risque de change.
Pour rétablir la confiance, le gouvernement doit :
– présenter une stratégie budgétaire claire, crédible et chiffrée pour revenir aux normes de la CEDEAO (déficit < 3 % du PIB, dette < 70 %) d’ici trois à cinq ans ;
– renouer rapidement un partenariat formel avec le FMI pour envoyer un signal de rigueur et de transparence ;
– communiquer de manière proactive avec les agences de notation en exposant les mesures correctives et les réformes engagées ;
– mobiliser les forces vives du pays autour de cette transition économique, en expliquant aux citoyens pourquoi des décisions difficiles sont nécessaires pour éviter une crise plus grave demain.
Le projet Sénégal 2050 vise une croissance inclusive et durable. Compte tenu des défis fiscaux actuels, quels ajustements stratégiques sont nécessaires pour atteindre ses objectifs ?
La Vision Sénégal 2050 ambitionne une transformation structurelle de l’économie par des investissements publics massifs et une mobilisation accrue des financements extérieurs. Mais face aux tensions budgétaires actuelles, cette approche doit être ajustée avec réalisme et pragmatisme. L’État, disposant de marges financières très limitées, ne peut plus être le principal moteur de l’investissement. Il doit recentrer sa stratégie autour des investissements privés, nationaux comme internationaux, tout en créant les conditions de confiance nécessaires et en orientant ces investissements vers les priorités nationales d’un développement endogène.
“La réussite de la Vision Sénégal 2050 dépendra moins de la capacité de l’État à financer des projets que de sa capacité à attirer, encadrer et dynamiser les investissements privés”
Quels secteurs prioritaires devraient être ciblés pour stimuler ces investissements privés ?
Cela implique :
– améliorer le climat des affaires, avec une sécurité juridique, une transparence administrative, une fiscalité incitative et une lutte contre la corruption ;
– accélérer les partenariats public-privé (PPP) pour financer des infrastructures clés dans l’énergie, le transport ou la santé ;
– stimuler l’investissement privé local, en soutenant les PME/PMI et en développant des mécanismes innovants de financement comme un fonds souverain, des garanties, du capital-risque, du leasing ou une microfinance renforcée ;
– créer un cadre plus attractif pour les investissements directs étrangers (IDE), notamment dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture, le numérique, les énergies renouvelables et le tourisme durable.
En résumé, la réussite de la Vision Sénégal 2050 dépendra moins de la capacité de l’État à financer des projets que de sa capacité à attirer, encadrer et dynamiser les investissements privés. Ce recentrage est un impératif budgétaire, mais aussi une opportunité de bâtir une économie endogène, ouverte et entrepreneuriale.