Comprendre les réalités par les trajectoires : « Une analyse géoéconomique », (Par Cheikh Oumar DIAGNE)

0

Dans l’analyse et la juste compréhension de la trajectoire des Etats, de leurs relations et de leur poids dans les relations géoéconomiques internationales, il est souvent des facteurs oubliés/incompris ou insuffisamment pris en compte dans les études analytiques ou prédictives.

Parmi ces facteurs, les circonstances de naissance de l’Etat, le degré d’achèvement de la construction nationale et le mindset dominant chez les dirigeants. Ce ternaire analytique, permettant d’agréger une approche historique, sociopolitique et psychologique, offre une grille supplémentaire nécessaire dans un monde éminemment complexe où l’essentiel de ce qui est visible s’explique par des réalités à priori invisibles. L’histoire nous enseigne que derrière chaque nation correspond irrémédiablement un Etat et un seul ! La modernité contredit cette vérité quand on constate que des nations sont sous la bannière d’un état et que des nations sont dispersées entre des Etats. C’est la fin des nations et des Etats devant cette hypermondialisation à l’ère des intelligences.

Le premier facteur, relatif à la formation de l’Etat en tant qu’institution politique, est historique et il nous permet de classer les pays en trois groupes restant en conformité avec cette vision soufie[1] qui identifie trois manifestations pour chaque réalité. Sous ce prisme, on retrouve des Etats alpha qui se sont formés au terme d’un long cheminement avec des crises et des moments forts ayant obligé de grands consensus avec la majorité de ses habitants. Ces Etats ont une histoire jalonnée d’échecs et de victoires qui fondent leurs capacités actuelles de prise en charge des problèmes et surtout leur résilience et leur pouvoir de projection. Les alpha sont des puissances qui règlent seules leurs problèmes et influencent les trajectoires d’autres pays. Cela ne signifie nullement qu’ils n’aient jamais été dominés ou influencés ; la longue histoire de la marche de l’humanité est faite de domination et de conflits (ouverts, fermés, chauds ou froids). Dans leur trajectoire, les alpha aspirent toujours à plus de puissance, qui les amènent à devenir des hégémons, puis à l’effondrement, qui est l’unique fin possible des puissances. La Chine est un Etat alpha à l’instar des pays comme la Turquie, la Russie, etc.

Ensuite, il y a des Etats que nous nommons Bêta qui se sont constitués accidentellement à un moment de leur longue marche, dû le plus souvent à un groupe social ou religieux, en son sein, qui imposèrent en toute légitimité les règles d’existence communes dans le cadre d’un Etat organisé. Il découle de l’expression d’un rapport de force ponctuel entre des groupes ou peuples sur un territoire donné à un moment donné. Les bêta évoluent avec des fragilités et vulnérabilités internes résultant de la violence constituante à la base de leur fondation. Ces Etats ont malheureusement en leur sein des contradictions avec des peuples ayant entretenu dans le passé des rapports de dominants-dominés ou des dettes morales encore non escaladées ou soldées. Les Etats bêta ne sont pas à l’abri de crises sociales ou de conflits inter-groupes. Nous pouvons classer parmi ces derniers des pays comme l’Espagne, l’Italie, la France, etc.

Enfin, il y a des Etats que nous appellerons Gamma qui émanent d’une volonté extérieure ou d’une action coercitive exogène. Ce sont en réalité des bêta construits par des étrangers dans le cadre d’une colonisation/exploitation ou par une organisation supranationale. Dans ces constructions, les acteurs créent plus de problèmes qu’ils ne prétendent en régler. La majorité des pays africains illustrent amplement cette réalité avec des territoires imaginés ex nihilo et l’agrégation de peuples n’ayant historiquement jamais vécu ensemble. Les Gamma sont des entités créées sous domination portant les germes de la dépendance ; ils ont subi des vagues d’aliénation par l’assimilation et l’asservissement qui les inscrivent dans une impasse d’expression avec un futur dépendant d’autres puissances et un passé nié par leurs constructeurs. Vous ne verrez aucune politique étrangère claire chez des Etats gamma, ils se définissent à partir des autres et ils endossent des décisions qui leur viennent d’ailleurs. Nous pouvons citer en exemple les pays du pré carré français en Afrique (AOF, AEF, etc.) qui se voient fixer le cours de leurs matières premières à partir de places financières occidentales et des monnaies arrimées à celles de leurs anciens colons. Ce sont des Etats riches, improductifs et dépendants[2] !

De ce premier facteur historique, il est plus aisé d’appréhender les Etats par leur genèse et les temps forts de leurs naissances. Cette compréhension offre des grilles d’analyses de l’évolution de l’Etat et de sa capacité à se donner une place dans les rapports de guerre avec les autres Etats, organisations ou acteurs dans les relations géoéconomiques internationales. C’est ainsi que la majorité des pays africains n’ont pas de politique étrangère claire dans ce XXIe siècle s’inscrivant pour la plupart dans des dynamiques de rattrapage et restant dans des schémas de dépendance malgré les innombrables ressources susceptibles de leur conférer la puissance ou, au moins, un pouvoir d’influence sur des marchés tributaires de leurs ressources. Cette approche, qui n’est pas en contradiction avec une lecture téléologique, reste en cohérence avec cette dernière, car, dans l’histoire, les Etats disparaissent comme ils naissent !

Le deuxième facteur, d’ordre sociopolitique, essaye de comprendre la force sociale des individus au sein d’un Etat au-delà de l’origine de l’association (qui se comprend par la cause de naissance de l’Etat), il renseigne sur le ciment social et l’unité nationale. Ernest Gellner soutenait que « ce sont les Etats qui créent les nations » ; pour notre part, les Etats et les nations s’influencent réciproquement et, justement, de par celui qui crée l’autre, une forme particulière du système Etat-nation se met en place. Sous ce rapport, nous verrons trois types de nations au sens du degré d’achèvement de la construction nationale. Nous aurons des nations alpha avec une construction satisfaisante où plus de 70 % se retrouvent dans une identité, partageant une histoire commune avec des harmonies intra-groupe et des valeurs partagées. Ces nations ont peu de contradictions capables de les plonger dans des crises de fond ; elles se sont construites en des siècles de divergences, de conflits, de batailles. Elles célèbrent ensemble leurs victoires et se soutiennent dans leurs défaites qu’elles assument et par lesquelles elles ont retenu de grandes leçons.

Bien que les instruments de constructions nationales soient multiples, à chaque Etat doit correspondre une nation à la hauteur des ambitions de l’Etat porteur. Il est arrivé dans le temps des nations construites par élimination/absorption ou fusion par des processus sociaux longs (mariage, traité, fraternité, etc.) ou par la violence, contrainte/imposition. Il existe bien des nations fortes sans Etat fort, mais jamais d’Etat fort sans une nation forte correspondante ! L’illustration de nation alphaest donnée par les palestiniens, les allemands, les japonais, les chinois, les étatsuniens, les russes, etc. Il existe des cas particuliers de nations ayant réussi une construction nationale à un moment de leur marche et que des facteurs nouveaux remettent en question au XXIe siècle. C’est le cas de nations comme celle française ayant enclenché sous François Ier une unification réussie sur base linguistique qui est contestée aujourd’hui par la présence de l’islam, cet outsider dans les politiques publiques françaises. C’est dire que l’Islam ne correspond pas aux systèmes de valeurs français et nous assistons devant cette vague d’acharnement de la République sur les musulmans et leurs libertés à un clivage au sein de la nation française. Un phénomène insuffisamment analysé par les sociologues français majoritairement atteints du biais gaulois. Ces types de fractures en occident sécularisé sont à prendre au sérieux, car l’Islam n’est pas seulement une religion, c’est une civilisation complète englobant des dimensions politiques, sociales, morales et culturelles.

A côté des nations alpha, il y a des nations avec des constructions moyennes entre 30 % et 70 % de cohésion. Ces nations bêta se composent d’entités protégeant leurs identités qui coexistent en se niant réciproquement. Ils existent grâce à des consensus faibles et à un rapport de force d’une identité nationale souvent imposé par une majorité ou une puissance externe. C’est le cas souvent dans des Etats construits par des colons où l’histoire des peuples a été royalement ignorée à cause d’intérêts impérialistes d’exploitation de territoires. Sous ce rapport, des peuples n’ayant pas encore surmonté leurs divergences historiques ont été forcés dans une colonie qui, dans une évolution naturelle, est devenue un Etat « indépendant ». Une nation bêta n’est pas à l’abri de guerres civiles ! Nous retrouvons la majorité des nations bêta dans le tiers-monde où guerres fratricides et coups d’états sont encore d’actualité malgré des démocraties factices. Il est pertinent de revoir la démocratie présentée comme universelle depuis la fin de la guerre froide. Colle-t-elle avec toutes les civilisations ? Est-elle en cohérence avec toutes les nations ? A notre avis, en dehors des nations alpha, la démocratie crée plus de problèmes qu’elle n’est censée résoudre, car une loi de la majorité sans consensus fort n’engendrera que des mécontentements et, in fine, de la violence. La démocratie, comme principe, doit être ajustée à la nation et au fondement de l’Etat qu’elle prétend outiller pour une meilleure expression du pouvoir consacré.

Enfin, il y a des nations gamma en deçà d’une construction nationale de 30%. Dans ces Etats ce n’est pas simplement une superposition de peuples au sein d’un territoire ; c’est un peuple sans consensus dominant ni valeurs communes. Dans leur histoire « commune », ce sont des contradictions intenses au sens que les héros des uns sont les lâches des autres. Une nation gamma est fragile, condamnée à être dans la dépendance, dans des conflits fratricides, des conflits politiques liés aux interactions entre divers groupes sociaux.

Le troisième facteur d’ordre psychologique est déterminant dans la compréhension de beaucoup d’évènements dans ce XXIe siècle fortement spirituel. Partout dans le monde, ceux qui dirigent ne sont pas au-devant de la scène ; les idées qui gouvernent ce monde émanent majoritairement de cercles restreints, de clubs cachés ou d’écrits plus que séculaires. C’est en ce sens que la juste compréhension de la doctrine qui irrigue l’élite politico-économique est importante afin de bien lire les décisions souvent irrationnelles que prennent ces derniers.

C’est ainsi que nous qualifierons de mindset alpha celui hégémonique ambitionnant de soumettre par la force ou l’influence d’autres nations ou Etats. Les leaders américains et chinois sont dans ce lot se disputant le leadership du monde. Les leaders des anciens grands empires aussi, comme la Russie, la Turquie, l’Iran, l’Allemagne, le Japon, etc. Nous pouvons y inscrire aussi les leaders de pays poursuivant un destin messianique/millénariste tel qu’Israël. Ce mindset se perçoit même dans les instruments du soft power tels que la culture, avec des nations entraînées depuis la naissance à dominer le monde.

Ensuite, il y a des mindsets bêta chez des dirigeants conscients de ne pouvoir dominer le monde et ne nourrissant pas cette ambition. Ils cherchent à assurer leurs intérêts vitaux d’existence tout en s’inscrivant dans un rattrapage face aux puissances de l’heure. Ils convoitent l’indépendance à long terme et se complaisent de suivre les puissances en garantissant une place d’importance dans le forum des nations. Beaucoup de dirigeants de pays évolués se situent ici ; nous pouvons y citer les dirigeants européens conscients (les scandinaves, les pays latins) et beaucoup de leaders du Sud global, de quelques émergents, etc.

Enfin, il y a le pire des mindsets que l’on ne retrouve que chez des dirigeants sans ambitions propres pour leur nation ni pour l’épopée de leur Etat. Ils sont pires que des criminels, car pour des intérêts personnels, ils sont capables de vendre le destin de leurs peuples ; c’est le mindset gamma. Quand il est majoritaire chez des dirigeants d’une nation, les ressources de l’Etat profitent davantage à des puissances étrangères. On retrouve ce mindset dans la plupart des dirigeants de pays paupérisés qui justifient leurs retards par des boucs émissaires en lieu et place du manque de travail des populations et de l’absence de patriotisme de leurs leaders. Beaucoup de pays pauvres trouvent la cause de leur retard en ces types de dirigeants majoritairement aux affaires. Ils installent une « pliatsikocratie[3] » et plongent à terme leur pays dans une violence systémique.

Nous l’aurons vu, ces trois facteurs organisent un classement supplémentaire des Etats où les triples alphas sont des meneurs naturels et justifiés, tandis que les triples gammas sont condamnés très loin derrière dans la marche de l’humanité. Loin de noter un pays ou de le condamner, cette grille de lecture facilite la compréhension des rapports géoéconomiques internationaux entre des Etats de taille et de poids différents, mais surtout d’ambition et d’agenda divergents. Ainsi, on comprend à l’aune de cette analyse la fracture de puissance des Etats européens. Cette fracture se lit dans l’absence d’harmonie entre la démarche et le statut. En effet, les Européens se conçoivent encore comme des puissances (ce qu’ils ne sont résolument pas à l’ère de la Tech) en posant des actes de puissance.

Beaucoup d’Etats doivent se reconfigurer en levant toutes les équivoques dans leur construction sociale afin de jouer leur partition dans cette guerre silencieuse que se livrent les Etats et, dans une relative mesure les ATN d’envergure internationale. Le XXIe siècle inaugure un cycle nouveau avec le capitalisme technologique, les algocraties en vogue et le changement des paradigmes de gouvernance et d’organisation des sociétés sous la houlette des intelligences.

Par Cheikh Oumar DIAGNE

Géoéconomiste-écosophe

laissez un commentaire