[Entretien] Colonel Babacar Diouf : « Le Sénégal a traversé une crise qui a créé des frictions dans les relations civilo-militaires »
Militaire, retraité de l’armée de l’air, le colonel Babacar Diouf est aujourd’hui un chercheur indépendant dans le domaine de la géopolitique et de la géostratégie. Dans cet entretien accordé à Seneweb, il revient sur la crise traversée par le Sénégal et ses conséquences. Le colonel Babacar Diouf partage des réponses que le Sénégal doit apporter face aux différentes menaces sécuritaires dans la région, notamment le terrorisme.
Vous êtes un militaire à la retraite. Le Sénégal sort d’un moment de vives tensions. Comment analysez-vous le dénouement de cette situation ?
Il y a des aspects que je crois difficiles à expliquer. Quand on explique des événements sans certains faits, nos explications sont partielles. Et quelqu’un disait qu’une des premières erreurs de logique est de prendre la partie pour le tout. Donc puisque je n’ai qu’une partie, je ne peux pas prétendre parler de tout. Mais je pense que quelque part, les gens ont trouvé un consensus. C’est un constat. Mais l’utilité et c’est cela qui est important pour moi, c’est de voir à quoi cette crise peut nous servir.
“Il ne faut pas faire chef de l’opposition celui qui est arrivé deuxième à l’élection présidentielle. Je pense que le chef de l’opposition, c’est celui qui a le plus grand nombre de députés après le parti au pouvoir”
Je rappelle lorsque les pays africains avaient de vrais problèmes de dictature, d’abord Senghor n’a jamais voulu que l’on parle de parti unique mais de parti unifié. Et techniquement, il avait raison. Il avait un ensemble de partis avec lui, ils avaient des quotas, participation responsable pour les syndicats avec feu Madia Diop et autres. Après on est arrivé à quatre parties. Le président Diouf, quand il est arrivé, son premier geste a été d’enlever les limites. C’était en début de 1981. Début 1991, 92, pendant que les gens parlaient de transition démocratique, nous étions déjà partis. Nos autorités, quel qu’en soit ce qu’on peut en dire, nous ont épargnés une épreuve qui aurait pu être plus dure. Aujourd’hui, les gens ont parlé de la justice, de la politisation de l’administration, des pouvoirs excessifs de l’exécutif, du rôle pas toujours glorieux de l’Assemblée nationale mais justement, on n’est pas mort de cette crise. On doit en sortir mieux outillés pour le futur et pour le futur de nos enfants. Surtout que les gens parlent souvent de la malédiction de nos ressources naturelles alors que nous avons des ressources. La malédiction des ressources, c’est quelque chose pour faire naître la peur chez-nous. Pourquoi est-ce qu’on ne parle pas de la malédiction des ressources pour les États Unis ? Parce que c’est un pays fort. Notre pays doit être fort et pour qu’il soit fort, il faut qu’il marche selon un consensus fort sur un certain nombre de questions majeures pour la sécurité de notre État, opposition comme pouvoir. Tout le monde doit être consulté. On doit discuter sur des choix à faire. Et moi mon option à ce propos, ce n’est pas de faire du chef de l’opposition celui qui est arrivé deuxième à l’élection présidentielle. Je pense que le chef de l’opposition, c’est celui qui a le plus grand nombre de députés après le parti au pouvoir. C’est lui qu’il faut consulter. Au moment de faire passer une loi à l’Assemblée nationale, il joue le jeu, il y contribue, il y participe. Donc, on a des réformes que la crise nous impose. Nous devons les faire dans le consensus si possible car gouverner, c’est aussi être responsable. Quand le parti au pouvoir insiste sur quelque chose, il a le droit d’agir et l’opposition pourra engager sa responsabilité ultérieurement au niveau politique. Dans tous les cas, les Sénégalais peuvent souffler car comme avec la devise de Paris, la pirogue a tangué mais n’a pas capoté et c’est tant mieux pour nous.
“Face aux menaces auxquelles nous devons faire face, quoi de mieux que d’avoir un général de l’armée pour les Forces armées et un général au ministère de l’Intérieur”
Après son élection, le président de la République a nommé Ousmane Sonko, premier Ministre. Ce dernier est aujourd’hui à la tête d’un gouvernement où on retrouve deux généraux. Comment appréciez-vous ces choix ?
Je vais vous rappeler quelque chose que j’ai vécu. En 88, j’étais en stage aux Etats-Unis et un des masters que je faisais était dénommé, « Sécurité internationale, relation civilo-militaire ». Je disais à mes professeurs qui m’interpellaient que l’armée sénégalaise que je connais, à laquelle j’adhère de tout mon cœur, est une armée républicaine. Cela veut dire que les généraux qui étaient à l’époque en place (Général Lamine Cissé et Général Niang) feront exactement le travail qui est attendu d’eux mais sans aucun esprit militant. La crise que nous avons traversée a pu amener quelques frictions dans les relations civilo-militaires d’une part. D’autre part, face aux menaces auxquelles nous devons faire face, quoi de mieux que d’avoir un général de l’armée pour les Forces armées et un général au ministère de l’Intérieur. A présent, il faut aussi avoir un bon chef de la police pour assurer la sécurité de notre pays face aux menaces qui peuvent nous venir de l’extérieur comme le Djihadisme mais aussi pour la protection de nos infrastructures critiques. Je pense que ces généraux comprennent la défense, ses enjeux et stratégies parce qu’ils sont formés pour ça. Un agrégé de n’importe quelle université n’a pas forcément cette expérience-là. Dans l’armée, on arrive certes avec un niveau mais on gravit les échelons et au fur et à mesure, on développe des choses qu’un jeune sorti d’une université quelque soit ses qualités, n’aura pas. C’est pourquoi je me méfie quelquefois du discours qui consiste à dire qu’il faut donner aux jeunes. Je me rappelle toujours cette expression : « Ah si jeunesse savait et si vieillesse pouvait ». En réalité, la jeunesse a certaines caractéristiques mais qui peuvent déborder par manque d’expérience ou juste l’énergie qu’ils ont en trop. En les encadrant avec des gens qui ont de l’expérience, le résultat peut être meilleur. C’est mon avis.
“J’espère que le Président de la République ira voir le chef catholique parce qu’on l’a entendu à un moment difficile, prendre la parole et dire des choses qui étaient très bonnes pour le Sénégal”
Le Sénégal est donc resté debout et les Sénégalais ont élu de manière historique, Bassirou Diomaye Faye comme Président de la République. Ce dernier a décidé, pour ses premiers déplacements dans le pays, de rendre visite au Khalif de mourides, Serigne Mountakha Mbacké et à celui des Tidianes, Serigne Babacar Sy Mansour. Quel peut être l’impact de ces visites dans la gouvernance du Chef de l’Etat ?
Ces visites, je suis presque tenté de les appeler les visites de la réconciliation ou d’éclaircissements. Dans la crise, j’ai entendu des gens dire que les marabouts n’avaient pas parlé. Moi, je fais partie de ceux qui pensaient qu’en parlant, les marabouts pouvaient nous aider à dépasser cette crise. Mais quel que soit ce qui s’est passé, je ne vais pas revenir sur les cadavres. Mais je pense que c’est une manière de rappeler aux chefs religieux qu’ils sont des patriarches pour tous les Sénégalais. J’espère aussi que le Président de la République ira voir le chef catholique parce qu’on l’a entendu à un moment difficile, prendre la parole et dire des choses qui étaient très bonnes pour le Sénégal et ça c’est une tradition même si les catholiques sont une minorité. Ils ont répondu aux attentes. Peut-être même qu’ils inspireront des gens dans le futur. Rappeler aux chefs religieux qu’ils sont nos autorités morales impose aussi à ces chefs religieux de faire attention à leurs interventions sur le champ politique. Parce que parfois, on parle des marabouts intervenant pour protéger des gens. Mais en fait, cette protection se fait contre les autres citoyens puisque ce qu’on reproche à ces gens, ce sont des faits commis contre l’Etat du Sénégal donc contre les citoyens. Et je pense qu’en ayant un dialogue constructif, les chefs religieux pourront se rendre compte que si quelque chose ne va pas, ils sont habilités à parler discrètement au Chef de l’Etat et qu’eux aussi ils ont un rôle à jouer au niveau de la communauté par rapport à leurs interventions sur la fonction de notre pays.