Des femmes droguées par leurs maris témoignent…

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Difficile à quantifier, cette pratique qui consiste à administrer des substances psychoactives à des fins criminelles ou délictuelles existe aussi au sein de la famille et du couple. Des médicaments légaux et accessibles, comme des somnifères, sont le plus souvent utilisés.

Etre drogué à son insu, ce serait forcément en boîte de nuit, par un inconnu, avec du GHB, la drogue du violeur. Cette idée reçue méconnaît la variété des faits. De la même manière que dans le cas du viol, où dans 90?% des cas la victime connaît son agresseur, la soumission chimique peut aussi être utilisée au sein d’un couple, d’une famille.

365 cas de soumission chimique «vraisemblable» ou «possible» ont été recensés par la dernière enquête de l’Agence nationale de sécurité du médicament, en 2019, sans que l’on sache quelle proportion a lieu dans un cadre public ou privé. La soumission chimique consiste à administrer «à des fins criminelles (viols, pédophilie) ou délictuelles (violences volontaires, vols)» des «substances psychoactives à l’insu de la victime ou sous la menace», définit l’ANSM. Elle se distingue de la vulnérabilité chimique, quand l’agresseur profite de l’état de fragilité d’une victime induit par la consommation volontaire de substances (209 cas reportés en 2019).

Mais derrière ces centaines de cas, existe «un chiffre noir», bien plus important, alerte Caty Richard, avocate de plusieurs victimes droguées dans le cadre familial. «Dans la majorité des dossiers que j’ai défendus, mes clientes ne se rendaient pas compte qu’elles étaient droguées.» Pour confirmer la présence de substances, encore faut-il que la police propose de faire analyser gratuitement les cheveux, l’urine et le sang. Cette étape ne peut avoir lieu que si la victime porte plainte. Or, «la honte, la culpabilité, le tabou ou l’envie de tourner la page peuvent dissuader d’aller au commissariat», rappelle Caty Richard. Dans le cas du viol, par exemple, seulement une victime sur dix porte plainte.

L’affaire Laurent Bigorgne, ex-directeur de l’Institut Montaigne accusé d’avoir drogué une collaboratrice à son insu, a mis en lumière la soumission chimique avec de la MDMA. Ce proche de plusieurs membres du gouvernement aurait aussi placé cette drogue de synthèse dans la tisane de son épouse. Pourtant, d’après les 53 analyses toxicologiques menées par l’ANSM, la soumission chimique implique, dans les trois quarts des cas, des médicaments légaux, présents dans des millions de foyers, comme des somnifères ou des anxiolytiques.

Mug rose et Les 2 Marmottes

Pour Ira (1), commerçante de 39 ans dans le Val-d’Oise, «c’était du Stilnox, un somnifère». Tout commence par une balade en famille sur les Champs-Elysées, fin 2016. Avec ses deux enfants de 16 et 6 ans, Ira entre dans un magasin Disney. Son conjoint de l’époque, Fabrice (1) insiste pour offrir un énorme mug rose à Ira. Peu de temps après, Fabrice lui propose d’essayer la tisane Les 2 Marmottes, et lui en prépare tous les soirs en semaine. Rien d’étonnant jusqu’ici pour cette fan de tisane. Fabrice est «très protecteur, gentil, attentionné». Tout le contraire du père de ses enfants, qui lui a fait subir des violences conjugales.

Trois mois plus tard, tout s’écroule. Elle découvre que Fabrice fait subir des viols à sa fille adolescente. L’enquête révèlera des preuves, des ordonnances à compléter pour se fournir le somnifère, et des vidéos des crimes, filmées par Fabrice, depuis condamné à seize ans de prison. Six mois après sa plainte, l’avocate d’Ira lui conseille de faire tester ses cheveux. Les analyses confirment qu’elle a été droguée. Tout fait sens : la fatigue, les pleurs, les angoisses. Les quelques fois où sa tête a tourné, où elle a eu des nausées. Son sommeil, d’habitude léger, devenu lourd. Elle mettait tout ça sur le compte de ses soucis : «Mon ex me menaçait de prendre les enfants.» Mais il restait quand même ce week-end inquiétant, où Fabrice lui a annoncé que sa fille avait, «par erreur» pris un de ses médicaments, «qu’elle dormirait un peu».

«Couple sans histoire»

Caroline Darian a aussi ressassé ses souvenirs familiaux, après avoir appris la soumission chimique dont sa mère et elle ont été victimes. Cette responsable en communication de 43 ans a livré son témoignage dans un livre paru le 6 avril, Et j’ai cessé de t’appeler Papa. La mère de Caroline, la soixantaine, a découvert avoir été droguée par son mari avec un mélange de somnifères et d’anxiolytiques «dans son café noir, ou son verre de table». Pendant au moins huit ans, jusqu’en 2020, le mari lui a fait subir des viols, inconsciente, par plus de 70 hommes. Quelque 20 000 photos et vidéos prises par le mari, et des conversations sur des forums, ont été analysées par la police. Caroline a découvert deux photos où elle figure, prises en 2015 et 2018, dont elle n’a aucun souvenir. On la voit allongée sur un lit, endormie, dans un sous-vêtement qui n’est pas le sien. Elle doit maintenant vivre avec cette question : «Que s’est-il passé avant, après la prise de ces photos ?»

Si Caroline Darian se souvient de rares épisodes lointains de menaces de son père contre sa mère, aux yeux de tous, ses parents étaient «un couple de retraités sans histoire, sans problème, très apprécié». Cinquante ans de vie commune, trois enfants, des amis, des loisirs. Le vélo pour lui, la marche et la musique classique pour elle. Ces dernières années, les enfants se sont inquiétés. «Ma mère faisait des amnésies, des insomnies. Elle perdait régulièrement connaissance.» Trois neurologues l’ont examinée, sans rien déceler. «S’ils avaient été sensibilisés à la soumission chimique, ils auraient pu l’identifier», pointe Caroline Darian. «Dans l’inconscient collectif, c’est inconcevable qu’un mari viole sa femme après tant de vie commune.»

Une nouvelle infraction ?

«Cette absence de connaissance des professions médicales, et cette absence de soupçon et d’investigation me choquent», affirme l’avocate Caty Richard, qui plaide pour «des vérifications du sang, des cheveux, de l’urine». Certaines substances restent quelques heures dans le sang, d’autres jusqu’à plusieurs semaines ou mois dans les cheveux. D’autant que «depuis la loi du 3 aout 2018, la soumission chimique est devenu une circonstance aggravante du viol», rappelle-t-elle. Dans ce cas, le crime est passible de vingt ans de réclusion criminelle au lieu de quinze. La soumission chimique est aussi réprimée si elle entraîne la mort, une infirmité permanente ou une incapacité de travail de plus de huit jours.

Que faire alors des autres cas, pourtant nombreux?? «Cela peut être des gens qui apportent à un dîner des gâteaux bourrés de tranquillisants, une mère qui donne des médicaments à ses enfants pour qu’ils s’endorment, le mari qui shoote sa femme pour pouvoir sortir avec ses copains…», énumère Me Richard. L’avocate plaide pour créer une infraction «à part entière», afin que toute soumission chimique puisse être condamnée.

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