Les préoccupations d’anciens chefs d’établissement du Droit et de la Science politique sont partagées à travers cette tribune. partager nos constats communs, nos interrogations convergentes et nos préoccupations. Les professeurs Samba Traoré, Babaly Sall et Mbissane Ngom souligne, entre autres, que la démocratie et l’Etat de droit au Sénégal n’ont jamais été autant malmenés. Alors qu’émerge, de plus en forte et assumée, une défiance vis-à-vis de l’Etat et de ceux qui l’incarnent et le représentent.
« La régularité d’une année académique et l’accalmie dans l’exercice de la profession d’enseignant/chercheur ont certes déserté l’espace universitaire depuis quelques années déjà. Mais l’instabilité qui y règne depuis deux ans est sans commune mesure avec le vécu récent. Rien de surprenant cependant parce que les relations entre l’université et son environnement sont tellement étroites que l’une sert de caisse de résonnance à l’autre et vice-versa.
Au sortir du referendum de 2016, censé apporter un souffle nouveau au jeu politique et offrir un espace propice à une dynamique de stabilité sociale, au jour d’aujourd’hui l’instabilité et le déséquilibre sont allés croissants. Parmi de nombreux éléments d’analyse causale, nous choisissons ici de mettre l’accent sur ceux qui nous paraissent pertinents en rapport avec notre niveau de responsabilité (mais pas de culpabilité). L’objectif poursuivi ici étant d’ouvrir des plages de discussions à différents niveaux (notamment citoyen et scientifique) pour aboutir de manière inclusive à des solutions durables.
Nous ? Notre niveau et degré de responsabilité ?
Chacun d’entre nous a assurément assumé, en son temps et à chaque fois que de besoin, son statut de citoyen engagé. C’est toujours le cas où que l’on soit. Pour cette cause, au nom de la fonction de premier responsable à la fois juridique et moral d’un établissement d‘enseignement supérieur de droit et de science politique, nous nous sommes sentis interpelés et décidons à travers cette tribune de partager nos constats communs, nos interrogations convergentes et nos préoccupations.
L’université en général, les facultés de droit et de science politique en particulier, sont des fabriques de l’élite étatique (administrative, judiciaire et militaire). Elle a reçu comme mission de lui inculquer le savoir et parfois le savoir-faire (le cas échéant) mais malheureusement pas le savoir-être (les fameux soft skills d’aujourd’hui – les compétences comportementales, cognitives et personnelles – non pris en compte dans nos différents curricula).
L’université reste de surcroît un centre et en même temps un mécanisme privilégié d’impulsion de la société civile qui doit toujours servir de contrepoids au politique. Dans la philosophie politique occidentale dont nous avons hérité, celui-ci bénéficie de la prérogative, jalousement gardée, de diriger la société contemporaine. Mais, l’Etat contemporain n’est légitime que s’il réunit en permanence les caractéristiques de : état de droit, républicain et démocratique. Or, la mission de cette élite confine à la réalisation de cet objectif majeur.
L’Etat est une institution déséquilibrée au profit du politique
L’Etat en Afrique est un héritage dont l’inventaire est toujours difficile à faire. Métissé, hybride toujours en attente de réforme. Mais l’Etat occidental n’est pas seulement mal reçu ; il est aussi et surtout mal compris.
L’Etat libéral, au sens originel et utilitaire, n’est pas mis au service de la société pour assurer l’ordre mais plutôt pour garantir d’abord aux citoyens l’exercice de leur liberté naturelle et la propriété que celle-ci peut leur procurer.
Cet Etat apparaît le plus souvent sous son visage le plus avenant, le politique qui assure la direction du groupe. Mais ce serait trompeur et surtout dangereux de le réduire à celui-ci. La strate politique adossée à la légitimité élective est soumise, comme les autres strates (administrative, judiciaire et militaire), dans l’exécution de sa mission à des critères de performance et de réussite qui ne sont malheureusement jamais, dans le cas de notre pays, mis en œuvre. La reddition des comptes est royalement ignorée. L’explication est à rechercher dans notre histoire politique et le mode de fonctionnement du système politique.
En attendant la réforme de redressement et de remise à l’endroit, il est bon d’inculquer et de ne cesser de rappeler aux autres élites (administrative, judiciaire, militaire, économique, scientifique, religieuse…) que la dignité professionnelle qui fonde leur légitimité n’est pas inférieure à la dignité que confère le mandat politique. Cette vérité doit pouvoir trouver une place dans les curricula de la formation qui est dispensée dans nos établissements supérieurs. En d’autres termes, il faudrait aménager une grande place au savoir-être dans la formation des futurs hauts responsables de l’« Etat ». Mais le bon fonctionnement de celui-ci ne peut reposer que sur des textes de qualité.
La désuétude et l’inadéquation des textes sont une source d’instabilité sociale
Les exégètes et les légistes le savent, la qualité du texte juridique repose sur la conjonction de plusieurs éléments dont les moindres ne sont pas l’en-phase avec le contexte, la clarté et la justesse des termes. Cette qualité n’est pas antinomique de l’intervention d’un interprète. Mais le travail de celui-ci ne devrait pas aboutir à enlever au texte son sens originel, à le dénaturer, à lui substituer un nouveau texte.
La majorité des instruments de régulation juridique est d’inspiration étrangère et calquée sur le modèle exogène. Leur processus de création est souvent tronqué, par défaut d’inclusion, de partage d’expériences et d’expertise. Une fois adoptés, les textes demeurent longtemps en état sans souci d’adaptation à l’évolution sociale. Le code la famille, le code pénal et le code de procédure pénale en sont une illustration parfaite.
Dans cette perspective, celui qui est amené à appliquer les textes a un rôle malaisé, d’autant plus inconfortable qu’il est enserré dans les mailles d’un système dont les fondements sont à l’usage faussés. Les principes de la séparation des pouvoirs et de la soumission de l’Etat (autorités et institutions confondues) au droit, sont, au regard de nombreux exemples, mis à mal. Dans un état de droit, le conflit entre l’ordre et la liberté est toujours résolu à l’aune des principes de nécessité et de proportionnalité.
Une nécessaire remise à plat du système, des fondements et des rôles.
Les années 90 ont vu un grand nombre de pays africains, francophones notamment, initier des conférences nationales. Au Sénégal, on a cru bon, pour diverses raisons, devoir/pouvoir s’en passer. Avec le recul, même si les résultats et conclusions de ces grandes assises nationales ont été dévoyés à l’arrivée dans ces pays, on peut dire que le choix sénégalais fut une erreur fatale. Certes, le Sénégal a connu des alternances démocratiques. Paradoxalement, la démocratie et l’Etat de droit n’y ont jamais été autant malmenés. Incontestablement, les restrictions des libertés les plus élémentaires mais aussi les plus fondamentales (libertés de circulation, d’opinion, d’expression, de manifestation) se multiplient. L’impression d’une absence de neutralité, voire d’un parti pris toujours plus poussé couplé à une instrumentalisation par le politique, de l’administration et de l’autorité judiciaire n’a jamais été aussi forte. Ce malgré les principes et règles que n’ont jamais cessé d’inculquer à leurs étudiant-es nos facultés de droit.
Dans le même temps, émerge, de plus en forte et assumée, une défiance vis-à-vis de l’Etat et de ceux qui l’incarnent et le représentent. Il importe alors de rappeler, régulièrement et toujours, lesdits principes et règles, sous peine de continuer à voir se produire, sous nos yeux et au jour le jour, la déliquescence inexorable de l’Etat sénégalais.
Les enseignements qu’on peut tirer des deux alternances et des derniers évènements nous amènent à la conclusion qu’on ne peut plus faire l’économie d’une réforme d’ensemble du système politique sénégalais pour véritablement mettre l’Etat au service des populations et ranger aux oubliettes de l’histoire les crises électorales ».
*Professeur Samba TRAORE, Directeur (2000-2003), UFR des Sciences Juridiques et Politiques, UGB St-Louis Sénégal
Professeur Babaly SALL, Directeur (2007-2011), UFR des Sciences Juridiques et Politiques, UGB St-Louis Sénégal
Professeur Mbissane NGOM, Directeur (2014-2020), UFR des Sciences Juridiques et Politiques, UGB St-Louis Sénégal